Les mots piégés du débat républicain
Après être revenu sur l'origine du mot « migrant » et sa balade dans l'actualité, un spécialiste nous aide à y voir encore plus clair. François Gemenne est spécialiste de la gouvernance, du climat et des migrations. Il est directeur de l'Observatoire Hugo, dédié aux migrations environnementales de l'Université de Liège, en Belgique. Il est également l'auteur de nombreux ouvrages dont le dernier, « Géopolitique du climat », a été publié aux éditions Armand Colin.
Les situations de migration répondent, vous le savez, à des conditions diverses, parfois à des conventions internationales spécifiques. Pourtant, vous tenez vous-même à ne pas faire de distinction entre un réfugié et un migrant. Comment le justifiez-vous ?
Je donne simplement un exemple. En Afrique subsaharienne, on estime qu'environ la moitié des ménages dépendent de l'agriculture de subsistance comme première source de revenus. L'agriculture de subsistance, c'est un type d'agriculture très vulnérable à toute variation de la pluviométrie ou de la température. En d'autres termes, quand il fait un peu plus chaud que d'habitude ou quand il pleut un peu moins, les gens perdent toutes leurs récoltes. C'est cela qui va motiver des familles à envoyer un ou plusieurs de leurs fils à la ville ou à l'étranger, dans le pays voisin, pour qu'ils trouvent un revenu complémentaire qui permettra de faire vivre leur famille. Et si d'aventure certains de ces jeunes gens arrivent en Europe, on va les qualifier de migrants économiques parce qu'on va considérer qu'ils viennent d'un pays qui n'est pas en guerre, où ils ne souffrent pas de persécutions politiques. Mais si on s'intéressait aux motifs de leur migration, on verrait que ces motifs sont tout autant environnementaux qu'économiques.
C'est une vision très occidentale que de séparer les politiques économiques et environnementaux alors que, pour la plupart des gens, l'économie et l'environnement sont liés parce que leurs revenus dépendent des conditions environnementales. Ce que je dis donc, c'est qu’en réalité, notre vision un peu dichotomique des migrations, qui vise à opposer les réfugiés et les migrants et à en faire deux catégories distinctes et imperméables, correspond bien davantage à des cadres politiques que nous avons fixés, plutôt qu'à une réalité empirique sur le terrain. Quelque part, notre souci d'assigner les gens à des catégories correspond davantage à des traitements juridiques différents et à des protections différentes que nous leur réservons plutôt qu'à des réalités de terrain.
Ce qui me paraît important, c'est évidemment de conserver une protection spécifique pour ceux qui sont forcés de quitter leur domicile, pour ceux qui sont victimes de persécutions ou de violences et qui sont menacés. Mais je crois qu'il faut faire très attention à ne pas assigner des gens à une catégorie migratoire en fonction de leur motif de migration, a fortiori si nous portons un jugement normatif sur ces catégories. On voit bien que, dans le débat public aujourd'hui, on a volontiers tendance à opposer les « bons réfugiés politiques » qu'il faudrait protéger aux « mauvais migrants économiques », qui ne seraient pas les bienvenus et qu'on pourrait renvoyer chez eux comme des marchandises seraient renvoyées à l'expéditeur.
Oui, mais votre discours présente aussi un danger dans la situation culturelle dans laquelle nous nous trouvons, en considérant que, finalement, nous sommes dans une espèce de zone grise et qu'aucune catégorie ne se distingue. En utilisant le mot « migrant » d'une manière générale pour toutes les situations, cela ne participe-t-il pas indirectement à cacher la personne et son parcours et, finalement, à l'invisibiliser ?
Alors, il ne s'agit pas ici du tout de se débarrasser de la Convention de Genève, mais de reconnaître qu'elle est insuffisante à protéger toutes les vulnérabilités et qu'il faudrait, à mon sens, pouvoir la compléter par d'autres dispositifs de protection qui, aujourd'hui, restent insuffisants.
Cela revient sans doute à interroger aussi le rôle des frontières. Pensez-vous qu'une politique migratoire commune à toute l'Union européenne peut réellement être construite sur le long terme, compte tenu de ce qu'elle est aujourd'hui ?
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Je pense donc qu'il faut que certains États volontaires prennent l'initiative de créer une vraie politique commune en matière de migrations, quitte à ce que tout le monde n'y participe pas et quitte à imposer des sanctions à ceux qui ne voudraient pas y participer. Moi, je n'ai pas d'objection, par exemple, à ce que l'on puisse sortir de l'espace Schengen les pays qui ne seraient pas d'accord de participer à un effort de solidarité européen. C'est une idée qui avait été émise par l'actuel président du conseil, Charles Michel, quand il était Premier ministre belge.
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Pierre Henry est le président de l’association France Fraternités, à l’initiative de la série « Les mots piégés du débat républicain », disponible également en podcast sur Beur FM.
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