Abayas et qamis à l’école : « Une nouvelle réglementation serait un aveu d’impuissance des pouvoirs publics »

Par Hanan Ben Rhouma, le 09/12/2022

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Face à l'apparition des abayas et des qamis à l'école, une nouvelle loi réglementant ces tenues au nom du respect de la laïcité est-elle opportune ? Que devrait faire l'institution scolaire face à ce phénomène ? Comment le comprendre ? A l'occasion de la Journée nationale de laïcité, Valentine Zuber, historienne et directrice d’études à l’École pratique des hautes études (EPHE-PSL), répond aux questions de Saphirnews.

Le ministère de l’Éducation nationale a recensé en novembre 353 signalements pour des atteintes à la laïcité en France, annonce-t-on vendredi 9 décembre, Journée nationale de la laïcité. Le chiffre est deux fois moins important qu’en octobre. Dans le détail, 39 % des incidents sont liés au « port de signes manifestant ostensiblement une appartenance religieuse » et au « port de tenues qui ne manifestent pas par nature une appartenance religieuse, comme des jupes ou des robes longues, des abayas et des qamis ». L'historienne Valentine Zuber, également membre de la Vigie de la laïcité qui a signé une tribune avec cinq autres organisation pour défendre « une laïcité de liberté et d’émancipation », fait ici le point sur ce phénomène.

Saphirnews : L'école publique a été secouée ces derniers mois par des affaires dites d'abayas et de qamis. Qu'est-ce que cela dit du rapport des jeunes à la laïcité et à la religion selon vous ?

Valentine Zuber : Les jeunes, et en particulier les adolescents, sont dans une phase de construction personnelle, qui passe par une réflexion sur leurs identités et leurs convictions, religieuses, politiques ou autre... Ils sont très sensibles aux phénomènes de mode et se constituent volontiers en groupes d’appartenance parce qu’ils y trouvent des aides et des appuis dans leur chemin vers l’âge adulte. Ces groupes d’appartenance se reconnaissent au port de certains vêtements ou signes spécifiques. De ce point de vue, les vêtements à connotation religieuse ne dérogent pas à la règle… Et dans la mesure où certains signes sont spécifiquement interdits, ils en créent de nouveaux.

Je crois que dans ces affaires de vêtements – un peu hâtivement qualifiés de « religieux », voire de « musulmans » – on se trouve moins en présence d’une provocation politique radicale que d’une appropriation culturelle et, d’une certaine manière, d’une volonté d’affirmer sa subjectivité. Par ailleurs, tous les sondages le montrent, les jeunes sont très sensibles aux codes de la société libérale et multiculturelle dans laquelle nous vivons. Ils veulent pleinement y participer par la visibilisation publique de leurs choix individuels. Cela les oblige à l’inverse aussi à se monter particulièrement tolérants vis-à-vis des autres et de leurs choix différents, tant qu’il n’y a pas de tentative prosélyte. D’où leur plébiscite envers les notions de respect des choix liés à l’exercice de la liberté individuelle de chacun.

Ces habits sont largement présentés comme des tenues « religieuses ». De ce raisonnement, en découle l'autre : les porter à l'école serait une atteinte à la laïcité. Qu'en dites-vous ? Comment faudrait-il les qualifier ?

Valentine Zuber : Il existe déjà une loi, celle du 15 mars 2004. Celle-ci prévoit à son article 1er que « dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit ». Cette loi, afin de conserver son aspect général et valable pour tous les élèves – de quelque confession qu’ils se réclament – ne désigne pas précisément de quels types de signes il peut s’agir. Et c’est tant mieux ! Elle est donc suffisamment englobante et, à ce titre, ne peut pas apparaître comme discriminatoire.

Mais il est vrai que, depuis les premières affaires du « foulard » au collège à la fin des années 1980, les chefs d’établissement ont été régulièrement confrontés au port de tenues par les élèves dont ils soupçonnent les auteurs de vouloir enfreindre la loi : bandeaux larges couvrant les cheveux, bandanas, jupes longues, et maintenant abayas et qamis. Face à cette profusion d’accessoires divers dont les significations ne sont jamais univoques, il est évidemment très difficile de qualifier objectivement ces vêtements : sont-ils des signes religieux « ostensibles », des vêtements traditionnels ou culturels, de simples accessoires de mode ? Il y a tout un travail de discernement à faire qui interroge ces représentants de l’État laïque, pourtant théoriquement incompétents en matière même de définition du religieux. Les qualifier unanimement d’atteintes à la laïcité rétrécit singulièrement la réalité.

Aux partisans d'une nouvelle règlementation interdisant clairement ces tenues, comme le SNPDEN, syndicat majoritaire parmi les chefs d'établissements, que répondez-vous ?

Valentine Zuber : On comprend bien sûr leur perplexité… Mais il serait dangereux et surtout vain de vouloir préciser encore la réglementation, avec une liste « complète » des signes ou vêtements qui seraient susceptibles d’être interdits à l’école. D’une part, celle-ci ne serait jamais exhaustive et d’autres accessoires non encore prévus apparaitraient nécessairement au fur et à mesure du temps. Préciser la nature de ces signes pourrait apparaître comme discriminatoire vis-à-vis de certains élèves, dans le sens où l’on serait obligé de les décrire et donc de leur donner nécessairement une coloration religieuse particulière, en l’occurrence ici, musulmane.

Enfin, je pense qu’une nouvelle réglementation serait surtout un aveu d’impuissance de la part des pouvoirs publics et de ceux qui les représente à l’école. Multiplier les réglementations sur un même sujet prouve surtout que la loi est finalement très difficile à appliquer. Réprimer systématiquement tout ce qui peut aussi s’apparenter à des provocations adolescentes, sans réflexion pédagogique préalable signe par ailleurs une certaine faillite de l’autorité des adultes.

Enfin, ce serait l’abandon de la primauté de la mission pédagogique dévolue à l’école. Il ne faut pas oublier que la loi de 2004 rappelle aussi la nécessité absolue, avant toute éventuelle sanction disciplinaire, d’engager un dialogue avec les élèves jugés récalcitrants.

Quelle attitude devrait adopter l'institution scolaire face à ce phénomène, du côté de la direction et de l'équipe enseignante ?

Valentine Zuber : Appliquer la loi, rien que la loi et surtout la mettre en œuvre dans tous ses aspects, qu’ils soient réglementaires et pédagogiques, sans privilégier un aspect plutôt qu’un autre. L’adolescence est une période de la vie où l’on teste volontiers les limites imposées par les adultes. Ces derniers doivent certes rester fermes et rappeler la nécessité du respect de ces dernières, mais ils doivent aussi essayer, de façon concomitante et parallèle, de les expliquer inlassablement, fidèles en ceci en leur mission éducative.

L'instauration du port d'un uniforme à l'école pourrait-elle être une solution à vos yeux ? Que pensez-vous d'une telle proposition ?

Valentine Zuber : Il n’y a jamais eu véritablement d’obligation de port de l’uniforme par les élèves à l’école publique française. Celui-ci a, en revanche, été longtemps prôné dans certaines écoles privées généralement confessionnelles. C’est aussi une tradition bien établie dans d’autres pays, en particulier de culture anglo-saxonne. Ce serait vraiment déroger avec la tradition républicaine que de l’imposer aujourd’hui… Sans compter que sa mise en œuvre aurait un coût, soit pour l’État, soit pour les familles, qui ne serait pas négligeable. Cette solution est certes prônée à intervalles réguliers par certains politiques comme étant l’esquisse d’une solution, mais elle n’a jamais été retenue ni même jugée sérieuse par les pouvoirs publics.

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