Un rapport sur « l’islamisme politique » aux répercussions qui inquiètent les musulmans de France

Par Hanan Ben Rhouma, le 21/05/2025

PENDANT LE RAMADAN, SOUTENEZ UNE PRESSE INDÉPENDANTE PAR UN DON DÉFISCALISÉ !

Après des mois d'attente, les grandes lignes du rapport sur « les Frères musulmans et l’islamisme politique » sont désormais connues et suscitent de nombreuses réactions, d'abord parmi les musulmans, préoccupés par la menace toujours plus forte d'une suspicion généralisée à leur encontre que les conclusions rendues par le document génèrent. Ce qu'il faut en retenir.

La version déclassifiée du rapport sur « les Frères musulmans et l’islamisme politique », rendue publique mercredi 21 mai à l’occasion d’un conseil de défense à l’Elysée consacré au sujet, fait l’effet d’une déflagration sur la composante musulmane de France, au-delà même de ceux que le gouvernement cherche ouvertement à attaquer.

Le rapport initialement classé secret, commandé à deux hauts fonctionnaires par l'exécutif en septembre 2024 mais dont la publication aujourd’hui est perçu comme un service politique rendu tout particulièrement au ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau, récemment élu à la tête des Républicains (LR), ne sera pas sans conséquence pour des musulmans déjà bien inquiets des stigmatisations à répétition à leur encontre.

Du défi de donner une définition claire de l’islamisme

« Lutter plus efficacement contre l’islamisme politique requiert au préalable une meilleure perception de la menace, ce qui implique d’en poser les termes (définition) et de la faire connaître aux acteurs qui y sont exposés (prise de conscience) », assurent les auteurs du rapport.

« En France, les pouvoirs publics ont défini le séparatisme comme visant "à affaiblir voire à détruire la communauté nationale en vue de remplacer celle-ci par de nouvelles formes d’allégeance et d’identification, en rupture avec la tradition démocratique et républicaine" », mais cette définition « ne rend pas suffisamment compte du caractère subversif et subtil du projet porté par les Frères musulmans ». En ce sens, « l’acculturation du grand public à la réalité de la menace apparaît essentielle pour qu’elle soit combattue efficacement, a fortiori dans un contexte marqué par l’extrême sensibilité de la population musulmane et la fréquente dénonciation de "l’islamophobie" », arguent-ils.

« L’islamisme politique n’a très certainement pas renoncé à son objectif à long terme d’islamisation du pays, une fois acquise la réislamisation en profondeur de la communauté musulmane », lit-on. Et d’ajouter que « "l’islam des lumières" ou les "nouveaux penseurs de l’islam" peinent à se trouver un chemin chez les Français de confession musulmane ». Or, affirmait déjà en 2023 le chercheur Haoues Seniguer auprès de Saphirnews, vouloir de ces derniers qu’ils accèdent à « un islam des Lumières » suppose, « outre une forme d’injonction paternaliste difficilement audible, qu’en dehors de cette vision philosophique de l’islam, point de salut pour les croyants français de foi musulmane ».

De nombreux acteurs musulmans dans le viseur

« Moyen d'action de circonstance ou composante essentielle de l'identité des Frères musulmans, le recours à la dissimulation reste une caractéristique constante de leur méthode d'implantation en Europe (...). Il se manifeste également par l'usage du double discours, qui permet de gagner en respectabilité, et le recours à la victimisation, à travers le concept piégé d'"islamophobie" », note le rapport.

Alors qu’« aucun document récent ne démontre la volonté d'établir un Etat islamique en France ou d'y faire appliquer la charia », les auteurs estiment qu’il existe « bel et bien » un « risque frériste » qui fait peser « une menace sur la cohésion nationale », « même si elle repose sur une temporalité longue et ne recoure pas à l’action violente ». Celle-ci est présentée par « la montée de l’islamisme municipal, dans lequel la mouvance frériste a une responsabilité historique et actuelle ».

A cet égard, Musulmans de France (MF, ex-UOIF), dirigée depuis 2021 par Mohsen Ngazou, est largement citée dans le rapport. La fédération, identifiée comme « la branche nationale des Frères musulmans en France », dispose, selon les auteurs du rapport, de 139 mosquées à travers le territoire national, auxquelles s’ajoutent 68 considérés comme proches de MF, répartis sur 55 départements, « soit 7 % des 2 800 lieux de culte musulman répertoriés sur le sol national ». MF, qui disposerait d’un budget annuel de 500 000 €, « en diminution de moitié depuis cinq ans », revendique l’affiliation de 53 associations « pour l’essentiel à caractère cultuel », mais « les éléments réunis font toutefois état de 280 associations rattachées à la mouvance, opérant dans une multitude de secteurs encadrant la vie du musulman (cultuel mais également caritatif, scolaire, professionnel, jeunesse ou encore financier) ».

A partir des années 1990, et avec un essor marqué dans les années 2000, « parallèlement à la vie institutionnelle de l’UOIF et généralement autour de ses mosquées, des écosystèmes, compris comme des réseaux collaboratifs plus ou moins intégrés permettant d’encadrer la vie du musulman de sa naissance à sa mort, se développent à l’échelle territoriale ». Ces écosystèmes fréristes, dont le plus abouti est dans le Nord, ont pris racine « dans des quartiers à majorité musulmane généralement paupérisés » et, à mesure qu’ils se solidifient, « des normes sociales (voile, barbe, vêtement, respect du jeune du Ramadan) s’imposent ça et là », écrivent les fonctionnaires.

La fédération d'hier n'est plus ce qu'elle est aujourd'hui : elle est en perte de vitesse ces dernières années, mais ses représentants « restent largement présents dans le jeu institutionnel du culte musulman, avec une expérience et un savoir-faire qui les distinguent par rapport aux autres tendances de l'islam de France, au plan local notamment ».

La Confédération islamique Milli Görüs (CIMG) dont la filiale française a été reprise en main par le siège allemand après l’éviction de Fatih Sarikir en 2022, n’est pas épargnée. Cette « autre mouvance islamiste européenne d’inspiration frériste » compte dans ses rangs des fidèles « marqués à un degré supérieur aux autres franco-turcs par le séparatisme : autonomie économique, endogamie, prégnance de l’islamo-nationalisme, faible lien avec les autres musulmans ».

La Grande Mosquée de Paris est également citée dans le rapport en raison de sa « relation privilégiée » avec MF. « Au-delà des positionnements, des liens très étroits existent entre une quinzaine mosquées de la GMP et Musulmans de France », lit-on. Mais au-delà des organisations, le rapport pointe « l'activisme d'une nouvelle génération de prédicateurs, souvent formés par les premiers cadres religieux de la mouvance mais de plus en plus objets et sujets d'une hybridation avec le salafisme ». Celle-ci constitue aujourd’hui « un facteur majeur de diffusion de l'islamisme via les réseaux sociaux, où ils rencontrent une large audience ».

Des pistes de solution qui interrogent

« Pour qu’émerge une "troisième voie laïque", les croyants ont un rôle à jouer et doivent pouvoir s’engager davantage dans le débat public », fait-on valoir dans le rapport. Dans une France marquée par des débats publics anxiogènes sur l’islam où mettre de la nuance peut vite devenir synonyme de complicité du pire, convaincre des musulmans de s’exposer est de plus en plus délicat.

Parmi les pistes de solution exposées, « il apparaît indispensable de renforcer la recherche française conduite sur l’islam et l’islamisme » pour contrer la stratégie menée par les réseaux fréristes d’une « islamisation de la connaissance ». Les auteurs appellent de leurs vœux « l’émergence d’une troisième voie universitaire, moins idéologisée et plus ancrée sur des savoirs objectivés ». En parallèle, ils préconisent « la formation générale des décideurs publics sur les enjeux de laïcité, la connaissance des cultes et de l'islam en particulier, ainsi que sur les ressorts et les manifestations du séparatisme ».

Dans un contexte où « un sentiment de malaise français, pour dire le moins, prévaut chez les musulmans dans un contexte où l’islam reste principalement évoqué sous un angle négatif et demeure largement instrumentalisée par la minorité extrémiste », il apparaît « indispensable de mieux appréhender les aspirations de la population musulmane, afin notamment de limiter sa perméabilité à l’islamisme ».

« Lutter contre le sentiment de rejet qui irrigue les familles de confession musulmane requiert également l’envoi de signaux forts, attestant de la considération à leur endroit et d’une prise en compte de leurs aspirations, y compris et d’abord sur des sujets d’intérêt immédiat » comme le développement des carrés confessionnels et de l’apprentissage de l’arabe au sein de l’école de la République.

Est enfin cité... « la reconnaissance par la France d’un Etat palestinien aux côtés d’Israël » pour « apaiser (les) frustrations » des musulmans. Un acte politique symbolique bien insuffisant, et pas que pour des musulmans, au regard des agissements du gouvernement de Benjamin Netanyahou.

Les auteurs du rapport, qui estiment que « les thèmes de "l’islamophobie" et son corollaire, la victimisation, ont été longtemps des narratifs véhiculés par l’UOIF », ne citent pas la nécessité pour les pouvoirs publics de prendre en charge véritablement la lutte contre la haine et les actes antimusulmans, au cœur des préoccupations musulmanes bien avant l’assassinat d’Aboubakar Cissé dans une mosquée du Gard fin avril.

Le rapport sert aussi d’appui à la volonté du gouvernement d’interdire le port du voile dans le sport, notant que 127 associations sportives – sur 156 000 en France – ont « une relation avec la mouvance séparatiste ». Les revendications portées par les Hijabeuses contre l’interdiction du voile « prospèrent dans un contexte d’absence d’interdiction générale dans les compétitions sportives ».

« Le combat contre l’islamisme ne peut être mené sans l’adhésion de la population dans son ensemble et des Français de confession ou de culture musulmane en particulier », indiquent les auteurs du rapport. Vrai, mais reste que la méthode pour y parvenir pose question, alors qu’une partie toujours plus grandissante de citoyens musulmans s’inquiètent d’être accusés à tort de faire de « l’entrisme islamiste » dès lors qu’ils s’engagent dans la société ou qu'ils portent des revendications en faveur de l'égalité et de la justice.

Un rapport qui alimente des confusions

Du côté de la classe politique, l'extrême droite et la droite applaudissent, la gauche dénonce. Tandis que Renaissance propose de premières mesures contre « l’entrisme islamiste », Jean-Luc Mélenchon a exprimé, mercredi 21 mai, une franche colère sur X. « J'alerte. Cette fois-ci, l'islamophobie franchit un seuil. Un conseil de défense autour du président accrédite les thèses délirantes de Retailleau et de Le Pen. Ça suffit ! Vous allez détruire notre pays », a lancé le chef de file de La France insoumise. « Ce genre de méthodes a déjà été appliqué dans le passé d'abord contre les protestants et les juifs. Cela conduit tout droit à un déchaînement d'inquisitions cruelles contre les personnes et désastreuses pour l'unité du pays. Arrêtez ça ! »

Sans attendre les conclusions du conseil de défense, MF a réagi, mardi 20 mai, pour faire valoir sa vive préoccupation face au rapport et à la lecture qui en est faite par l’exécutif.

Le présent rapport « ne doit surtout pas alimenter une suspicion généralisée à l'égard des musulmans de France », a fait part le Conseil français du culte musulman (CFCM), qui s’inquiète des « possibles dérives et instrumentalisations des données rendues publiques, en particulier celles concernant des lieux de culte, des institutions, des associations et des individus présentés comme affiliés à la mouvance des “Frères musulmans” », avec des conséquences « malheureusement bien réelles : stigmatisation, agressions, mise en danger de l’intégrité physique et attaques contre les lieux de culte ».

« La lutte contre l’extrémisme se réclamant de l’islam, qui nuit profondément à la vie des musulmans de France comme à celle de l’ensemble de nos concitoyens, est au cœur de nos priorités. Pour y faire face efficacement, nous avons besoin d’une évaluation lucide de cette menace, fondée sur des données rigoureuses et contextualisées, ainsi que d’une meilleure identification des acteurs qui en assureraient la diffusion », a indiqué l’instance. Cependant, « l’absence de définitions claires des concepts qui seraient utilisés dans ce rapport — “Frères musulmans”, “islam politique”, “entrisme islamiste” — entretient une confusion préjudiciable. Dans ce contexte, de nombreux citoyens musulmans ont aujourd’hui le sentiment de ne plus être à l’abri d’une suspicion permanente ». Les Français « attendent des autorités davantage de discernement face à ces sujets, trop souvent dévoyés à des fins idéologiques, médiatiques ou politiques ».

Mise à jour avec la réaction ici de la Grande Mosquée de Paris

Lire aussi :
Rapport sur l'islamisme politique : largement pointée du doigt, la fédération Musulmans de France réagit
Gabriel Attal veut interdire voile dans l'espace public aux filles de moins de 15 ans, la gauche fulmine
Au meeting contre l’islamisme, « une prime manifeste aux idées les plus radicales » qui renforcent la « logique du soupçon » envers les musulmans de France
Islamisme politique et Frères musulmans : « L’Etat doit faire preuve de discernement compte tenu de l'autorité dont il jouit »