Nadia El Bouga : « Vivre pleinement sa sexualité est un vecteur de foi en islam »

Par Imane Youssfi, le 01/12/2017

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Parler de sexualité au sein de couples ou encore avec ses enfants parmi les familles musulmanes reste un sujet tabou et compliqué à aborder. Pour Nadia El Bouga, sage-femme et sexologue clinicienne, il faut doter les parents d'une véritable éducation à la sexualité et à l’affectivité afin d’aborder la relation sexuelle comme un acte d'adoration tel que la prière. L'auteur du livre « La sexualité dévoilée » (Grasset, septembre 2017) met à profit son expérience professionnelle pour aborder ici sereinement ces sujets. Interview.


Saphirnews : Quels conseils donneriez-vous aux familles pour traiter sans tabou des questions de sexualité avec leurs enfants ?

Nadia El Bouga : Il faut justement commencer par nommer les choses, parce que les non-dits génèrent le déni, c'est là où le bât blesse. Je conseille aux familles de laisser l'enfant poser les questions qu'il a à poser et d'être sincère avec lui. Françoise Dolto (pédiatre et psychanalyste française de renom, ndlr) disait : « Il faut parler vrai aux enfants. » Les enfants lisent en vous comme dans un livre ouvert dans le sens où, si vous êtes gênés, il faut le dire. Les meilleurs lecteurs corporels sont les enfants, ils voient bien quand ça dissone entre ce que vous exprimez corporellement et ce que vous dites.

D'ailleurs, la question très souvent posée par les enfants est : « Comment on fait les bébés ? » L'adulte, quant à lui, n'entend pas « comment on fait les bébés ? », il se fait un scénario d'adulte dans sa tête et se dit : « Comment vais-je expliquer la relation sexuelle ? ». Il rentre dans des schémas compliqué en disant : « Ce n'est pas de ton âge, je t'expliquerai ça plus tard. » L'enfant ne comprend pas et se dit : « j'ai posé une question qui est simple, pourquoi il ne répond pas à ma question ? »

Ou alors, l'adulte va répondre par le fameux bébé garçon qui naît dans les choux et la fille qui naît dans les roses. On raconte des bobards aux enfants, on leur ment. A six ans, il découvre que ça ne se passe pas du tout comme ça, qu'il y a la graine du papa qui sort de son « zizi » et qui va rencontrer la graine de la maman qui se trouve dans sa « zézette »... Là il se dit qu'il y a un truc qui ne va pas. Il se dit que ses parents sont bêtes ou que ce sont des menteurs. Les prendre comme référent sur le sujet peut alors devenir compliqué pour l’enfant et l’induire à aller chercher l’information ailleurs.

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Comment doit-on leur répondre ?

Nadia El Bouga : Il faut pouvoir expliquer les choses et sortir de ses propres représentations d'adultes. Quand un enfant vous pose la question « Comment on fait les bébés ? », il vous pose en réalité une question existentielle, il vous demande indirectement « Comment moi j'ai été fabriqué ? », « D’où je viens au juste ? ».

J'invite à l’éducation à la sexualité et à l’affectivité pour les enfants, mais j'invite aussi à l’éducation à la sexualité et à la sensualité des parents. Il faut pouvoir doter les parents d'outils, leur donner des éléments. Il n'est pas question de donner des recettes, mais de donner au moins des éléments pour qu'ils puissent se construire eux-mêmes leur propre recette pour pouvoir parler avec leurs propres mots à leurs enfants. Il n'y a pas de mystère, il faut parler à l'enfant pour lui expliquer et lui dire quand on est gêné au lieu d'évacuer la question et la réponse, lui dire : « Tu sais mon chéri (ou ma chérie), papi et mamie ne m'ont pas expliqué ça quand j'étais plus petit, donc je suis un peu gêné pour t'expliquer. »

Si l'autre parent est plus à l'aise, lui réadresser l'enfant avec sagesse ou tout simplement lui dire : « Je vais réfléchir à la manière dont je vais te répondre et je te répondrai tout à l'heure, ou demain, quand j'aurai réfléchi à comment te répondre. Ta question est par ailleurs très intéressante, et je te félicite de te poser cette question-là ». Valorisez l'enfant, il comprendra que vous n'essayez pas de fuir.

L'enfant ne va pas retenir la forme avec laquelle vous allez dire les choses. Il va retenir l'essentiel, c'est que vous ne l'avez pas chassé, vous avez pris le temps de l'écouter, vous avez été franc, sincère, honnête avec lui, en lui expliquant que c'est une question gênante mais, il va quand même se donner la peine d'y réfléchir. Vous lui donnez une légitimité à poser cette question, donc vous le valoriser : « Très bien, je suis fier que tu puisses te poser des questions comme ça, c'est très bien pour ton âge »... C'est ça l'éducation à la sexualité. Ce n'est pas plus compliqué que ça. Encore faut-il être à l'aise avec ça. On peut se faire accompagner parce qu'effectivement on porte et transporte notre histoire, on transporte notre propre vécu, nos propres bagages.

L'éducation des parents peut influer les enfants...

Nadia El Bouga : C'est exactement ça ! Votre enfant est comme un explorateur ; s'il ne trouve pas la réponse chez vous, comme c'est un explorateur, il ira la chercher et il l'aura d'une manière ou d'une autre. Si ce ne sont pas papa et maman qui répondent, il ira demander au cousin, à la cousine, à la maîtresse à l'école… Il demandera à quelqu'un et son référent, ce sera une autre personne.

Alors, il vaut mieux que ce soit aux parents de s’atteler à cette tâche-là, qu'eux-mêmes se fassent accompagner pour qu'ils trouvent la méthode qui va convenir à leur famille pour pouvoir nommer les choses que de laisser l'extérieur le faire. Si une autre personne lui apportera une réponse, elle ne le fera pas forcément avec une éthique qui est la votre, celle de votre famille, de votre culture, de vos croyances. Mais il ne faudra pas venir s'en plaindre justement parce que la personne qui aura répondu le fera avec son référentiel, avec son éthique.

Il faut réhumaniser, resacraliser la sexualité, lui redonner du sens, dites-vous dans votre ouvrage. Pouvez-vous nous l'expliquez plus amplement ?

Nadia El Bouga : Très souvent, quand les associations confessionnelles musulmanes des mosquées me sollicitent, je fais le comparatif avec la prière. J'explique que la prière, la « salât », est le lien. En arabe, quand on parle de la « salât », vous parlez de relation avec Dieu, avec l'Absolu. Quand on prie, quand on veut rentrer en contact avec son créateur, on passe par le corps. C'est l'âme qui vit ce moment-là ; cette âme est incarnée, on passe donc par le corps. (...) On vit (un moment) intense intérieurement. Quand on parle d'une présence révérencielle au Créateur (« khouchouh »), qu'on est vraiment en lien avec Dieu dans la prière, il y a quelque chose de transcendant, d'extatique, qui n'est pas loin de l'orgasme.

Pouvez-vous expliciter l'idée ?

Nadia El Bouga : On ne pénètre pas comme ça dans la prière de but en blanc. Il y a d'abord l'intention, l'intention d'aller rencontrer son être aimé. Ensuite, il y a les ablutions avec l'importance, du fait que les hadiths sont nombreux sur la question, de les parfaire pour pouvoir après rentrer dans la salât.

Dans la sexualité, c'est la même chose, vous vivez quelque chose d'extatique et, si possible, d'orgasmique en passant par votre corps. Vous ne pouvez pas faire l'économie du corps. Pour entrer en relation avec l'autre, pour pouvoir me lier à lui, il faut aussi que j'ai cette intention, cet élan, donc ce désir. Avec l'intention dans la prière, je fais le comparatif avec le désir affectif et le désir sexuel. D'abord l'intention d'aller rencontrer l'autre ; puis, lorsque j'ai cet élan-là d'aller rencontrer mon partenaire, je rentre en douceur, c'est-à dire avec les préliminaires.

J'en parle d' ailleurs avec le couple quinquagénaire que je cite dans mon livre. Ce couple va justement réapprendre la manière d'être en contact l'un avec l'autre, la sensualité, c'est-à-dire réapprendre à se toucher sans avoir cette injonction de performance. L'orgasme ne doit pas être mon objectif ; mon objectif, c'est de pouvoir contacter l'autre, de réapprendre à toucher, effleurer l'autre, le caresser, le palper et ce, de façon mutuelle bien sûr... toute cette phase des préliminaires avant de pouvoir entrer dans celle de la pénétration. La pénétration, c'est la cerise sur le gâteau, parce qu'en réalité c'est tout le gâteau qu'il faut déguster et s'en délecter. C'est pour cela que je parle de songe.

Il faut redonner du songe à la sexualité, si c'est quelque chose d'élévateur, qui m'amènerait vers la connaissance de moi-même, la connaissance de l'autre. Ce n'est pas quelque chose qui est bâclable comme la prière. Si je veux rentrer en relation avec le créateur, je ne peux pas bâcler ma prière. Si je la bâcle, je reste terre à terre.

Pareil pour la sexualité : si je bâcle cette entrée en relation, je reste terre à terre ; ça reste un acte sexuel, je ne suis pas en relation sexuelle. Et ça, ce n'est pas moi qui l'invente : quand le Prophète (Muhammad), dans le hadith d'Abu Dhar que je cite dans mon ouvrage, dit qu'avoir une relation avec son conjoint ou sa conjointe est un acte d'adoration, un moyen de récolter des hassanates (un compte de bonnes actions, ndlr) et un moyen de donner (zakat), ce n'est pas pour rien ; c'est qu'il met la relation sexuelle au même niveau qu'un acte d'adoration. Les deux partenaires sont à la fois dans l’accueil et la réception. L’énergie sexuelle circule alors de façon fluide et transcendante. Lorsqu'on explique les choses ainsi, ça prend du sens pour les musulmanes et les musulmans qui sont en face de moi (dans mon cabinet). Ils comprennent réellement que vivre pleinement comme cela la sexualité est effectivement un vecteur de foi en islam.

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