Imams Online : les réseaux sociaux au service du leadership musulman

Par Huê Trinh Nguyên, le 08/02/2018

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Le 31 janvier, dans les espaces londoniens de YouTube, plus de 170 leaders musulman.e.s (imams, universitaires, acteurs et actrices de la société civile…), principalement du Royaume-Uni mais aussi de France, du Danemark, des États-Unis et d’Allemagne, ont participé au 2e Sommet digital d’Imams Online, organisé en partenariat avec Google UK. Au programme : le leadership islamique dans le monde de demain, la revitalisation du savoir en islam au féminin, la montée de l’islamophobie et de l’extrême droite. Le tout mis en perspective avec l’essor des nouvelles technologies et la nécessaire maîtrise des réseaux sociaux.

« Le plus grand défi sera de développer le leadership au XXIe siècle », lance Shaukat Warraich, directeur général de Faith Associates. Son cabinet de consulting, qui accompagne les structures musulmanes britanniques dans leur développement, a organisé, mercredi 31 janvier, en partenariat avec Google, le 2e sommet digital d’Imams Online, plateforme qui rassemble quelque 200 imams, dans les locaux de Youtube, à Londres.

La première édition de 2015 avait été consacrée aux défis théologiques couplés aux défis technologiques à l’heure où Daesh propageait son idéologie sur la Toile et imposait sa loi en Irak et en Syrie. Cette année, réunissant quelque 170 participants, dont de nombreux imams, responsables de mosquées et d’instituts de formation, la réflexion a croisé la question du leadership des musulmans et celle de leur appropriation des nouvelles technologies et des réseaux sociaux.

En plus de la réflexion proprement théologique qu’ils doivent mener, les leaders religieux doivent en effet s’interroger sur leur façon de communiquer. Selon Pew Research, la population musulmane mondiale est caractérisée par son extrême jeunesse (23 ans d’âge médian, contre 30 ans pour les autres) et sa forte progression d’ici à trente ans (+ 73 %, le nombre de musulmans passant de 1,6 milliard en 2010 à 2,8 milliards en 2050). Or, qui dit « jeunesse et information de masse » dit désormais « réseaux sociaux ».

Ismail Amla, directeur associé à IBM Global Services, a ainsi sensibilisé l’auditoire sur les enjeux des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) sur la transmission de la religion. « Cette période sera jugée comme la plus cruciale de l’histoire de l’humanité », affirme-t-il. « On parle de quatrième révolution industrielle : avant il y a eu le pouvoir de l’eau, puis de l’électricité…, aujourd’hui on assiste à la puissance de la technologie, qui devient de plus en plus bon marché. »

Les chiffres sont édifiants : le téléphone a mis 75 ans pour atteindre 100 millions d’utilisateurs ; le Web, 7 ans ; Facebook, 4 ans et 7 mois ; Instagram, 2 ans et 4 mois… En 60 secondes, 452 000 tweets sont envoyés sur le réseau social de Twitter… « Mais ce à quoi, vous devez être attentifs, prévient le spécialiste d’IBM, ce sont les avancées de l’intelligence artificielle. » « Je vous encourage à réfléchir sur les implications des nouvelles technologies et votre responsabilité en tant que leaders : plus d’humanisme, plus de transparence, et être conscient des implications culturelles sur notre communauté », enchaîne Shaukat Warraich.

Monter en compétences pour un travail intra- et intercommunautaire

La première table ronde invite précisément à s’interroger sur les modalités du leadership islamique dans le monde de demain. « La chance de la communauté musulmane est d’avoir une tradition de lecture et d’écriture, à nous de nous emparer de la technologie, tout en n’oubliant pas que dans le passé on n’a jamais séparé sciences profanes et science religieuses », estime Mahmood Chandia, maître de conférences à l’université de Central Lancashire.

Le cheikh Haroon Sidat pointe, pour sa part, le « nécessaire soutien financier aux imams et aux aumôniers » mais aussi le fait que « nombre de diplômés de séminaires islamiques traditionnels aient du mal à faire carrière » : « Le défi principal est que les études religieuses soient reconnues en Grande-Bretagne » et qu’elles « bénéficient d’une accréditation universitaire », souligne-t-il.

Atif Imtiaz, directeur académique du Cambridge Muslim College, fait part de son programme pédagogique qui emmène les futurs imams à visiter la cathédrale de Cambridge, à se rendre dans des lieux de pèlerinage catholique, à rencontrer les autorités judiciaires et policières, et même à visiter Rome « pour acquérir une meilleure connaissance de l’Europe et du catholicisme », plaide-t-il.

La question du financement public est aussi abordée par Sophie Gilliat-Ray, directrice du Centre Islam-UK, à l’université de Cardiff, car « si les musulmans restaient les seuls à financer leurs besoins, ils n’investiraient que dans les bâtiments », or les besoins vont bien au-delà.

L’autre défi de taille, selon l’auteure de Understanding Muslim Chaplaincy (« Comprendre l’aumônerie musulmane », avec Mansur Ali et Stephen Pattison, Ashgate Publishing, 2013), est de surmonter « la résistance au changement ». « Les aumôniers musulmans doivent désormais exercer dans des institutions largement interconvictionnelles », ils doivent avoir en tête que « leur interprétation de la charia ont des conséquences pratiques et théologiques pour l’avenir des musulmans britanniques », « ils doivent être compétents pour un travail intra- et intercommunautaire », insiste la professeure d’études religieuses de l’université de Cardiff. En 2013, elle avait créé le premier MOOC (formation en ligne) universitaire « Muslims in Britain: changes and challenges » dont une nouvelle session démarre le 28 février.

Bâtir un leadership féminin, à la fois spirituel et académique

S’agissant du leadership féminin (thème de la deuxième table ronde), quand bien même la situation des femmes musulmanes britanniques est bien plus avancée qu’en France, qu’il s’agisse de l’intégration dans la sphère économique, professionnelle ou religieuse, les inégalités hommes-femmes restent à combattre. « Une femme diplômée d’une université islamique est plus invisible en Grande-Bretagne qu’en Égypte, par exemple », s’insurge Shuruq Naguib, professeure d’études islamiques à l’université de Lancaster. « Il manque la reconnaissance académique des femmes qui ont suivi des études théologiques », déplore-t-elle. « Elles sont employées par les institutions islamiques pour enseigner leur savoir, sans pour autant détenir le titre officiel de docteure ou de mawlana, ni être reconnue à leur juste valeur par la société britannique. »

« En lançant le Muslim Women’s College, nous avons voulu raviver les études féminines en islam », explique Safia Shahid, principale de cet établissement d’enseignement supérieur réservé aux femmes. « Il s’agit de construire une génération de femmes savantes musulmanes en capacité d’articuler les savoirs classiques de l’islam et leur contextualisation dans l’âge moderne », fait-elle valoir. « On cherche vraiment à bâtir un leadership féminin, à la fois spirituel et académique, et que celui-ci puisse bénéficier à l’ensemble de la communauté musulmane. »

Lutter contre tous les extrémismes

Quant au thème de la troisième table ronde (l’islamophobie et la montée de l’extrême droite), il est venu fort à propos, puisque le Sommet digital d’Imams Online a eu lieu en même temps que le procès de l’auteur de l'attentat à la camionnette près de la mosquée de Finsbury Park, qui sera condamné le 2 février à la prison à perpétuité. De plus, après les attentats de Londres de mai et de juin 2017 revendiqués par l’organisation terroriste Etat islamique (EI), « un à deux millions de personnes ont parlé de l’islam de façon négative, selon les statistiques que Facebook nous a transmises », fait savoir Shaukat Warraich. « Et ce phénomène n’a pas décru pendant une semaine : la montée de la haine sur les réseaux sociaux est une vraie préoccupation pour Facebook et Google. »

Bien qu’il n’ait pas convaincu l’auditoire sur sa définition de l’islamophobie, Tom Hurd, directeur du bureau gouvernemental en charge de la sécurité et du contre-terrorisme, rappelle que « Daesh utilise les réseaux sociaux, mais il ne faut pas oublier les groupes d’extrême droite qui se servent de plateformes de réseaux sociaux pour faire croître leur visibilité et promouvoir la suprématie blanche et l’antisémitisme ». « On a vu des messages d’appels aux meurtres », alerte-t-il.

« Qu’ils viennent de droite, de gauche, des musulmans ou d’ailleurs, il faut lutter contre tous les extrémismes », signale Nigel Bromage, un ancien militant d’extrême droite qui a baroudé pendant 20 ans dans la fachosphère et avait même cofondé Combat 18, un groupe ouvertement néo-nazi. Après avoir renoncé à ses « idéaux qui ne le menaient qu’à la haine et à la violence », il crée en 2014 Small Steps, un cabinet de consulting composé d’anciens membres de l’extrême droite « repentis ». Son propos : prévenir des dangers de la radicalisation en informant des méthodes d’embrigadement et de recrutement des mouvements d’extrême droite.

Partager les bonnes pratiques à l'échelle européenne et dans son quotidien

Après les trois tables rondes suivent trois ateliers pratiques (« Comment réaliser un live sur YouTube », « Qu’est-ce qu’un storytelling sur YouTube », « Réalité virtuelle et vidéo à 360° »), une façon ludique et participative de sensibiliser les leaders religieux à la prise en main des NTIC, sachant que « 50 % de la génération Millenium considèrent que YouTube va changer leur vision du monde », revendique Toby Dale, un des animateurs des ateliers.

« Google et YouTube frappent à la porte des imams », surenchérit Shaukat Warraich. « Les leaders musulmans ont besoin de prendre le contrôle de la situation, d’utiliser les technologies pour enseigner l’islam et faire de la prévention », indique-t-il. Car « les réseaux sociaux sont désormais plus puissants que le gouvernement. Qui possède les statistiques les plus pointues, sur ce que vous consommez, sur vos loisirs, etc. ? Les géants du Web qui ont créé les réseaux sociaux ! », fait remarquer le directeur de Faith Associates. Son cabinet a d’ailleurs publié, en partenariat avec Facebook, un guide téléchargeable « Keeping Muslim Safe Online » (« Préserver la sécurité des musulmans en ligne »). « Il s’agit de penser une stratégie européenne pour partager les bonnes pratiques (transmission d’une génération à l’autre, leadership de la jeunesse, des femmes, interreligieux…) et à une échelle quotidienne », concluent collectivement l’auditoire et les intervenants du 2e Sommet digital d’Imams Online.