Quand la France organisait le Hajj : zoom sur un reportage de 1946 et ses dessous (vidéo)

Par Hanan Ben Rhouma, le 13/08/2018

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Il fut un temps où la France s’immisçait dans l'organisation du grand pèlerinage dans ses colonies comme en témoigne une des archives de l’Institut national de l'audiovisuel (INA) vieille de plus de 70 ans que Saphirnews vous fait découvrir. Pour l’historien Luc Chantre qui a consacré sa thèse sur le pèlerinage à La Mecque à l’époque coloniale, la France « a réussi à bâtir une véritable culture coloniale du Hajj ». Explications.

A l'approche du Hajj, et alors que des millions de musulmans du monde entier convergent vers la terre sacrée de La Mecque pour accomplir l’un des cinq piliers de l’islam, des archives viennent nous rappeler d'une époque où la France organisait le grand pèlerinage pour ses « sujets » vivant dans ses anciennes colonies d'Afrique.

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Un reportage produit par Les Actualités Françaises, une émission diffusée dans les cinémas, et intitulé « Aux lieux saints de l’islam » relate l'organisation, par la France, du grand pèlerinage de 1946 « depuis Rabat et, de plus loin encore, de tous les centres de l’Afrique française ». Une France décrite comme « tenue au respect de la croyance et des traditions religieuses des peuples musulmans », en particulier au sortir de la Seconde Guerre mondiale qui a poussé la France à interrompre les pèlerinages par voie maritime.

En « témoignage de son respect de l’islam » et « en dépit de la misère de l’après-guerre et de la pauvreté de ses transports maritimes sévèreme,t touchés par la guerre », la France « a voulu mettre le plus beau navire de sa marine marchande au service du pèlerinage : l’Athos II » qui a embarqué des centaines de musulmans issus de divers pays de l’Afrique française mais unis « dans une même foi et une joie fraternelle », entend-t-on dans le film documentaire. Un privilège pour qui avait la chance de faire un tel voyage, qui durait bien des semaines à l'époque contre quelques heures en avion aujourd'hui.

Une France qui se dit honorée « d’avoir ouvert aux croyants d’Afrique du Nord les portes de la terre sacrée »

Partis au départ d'Alger, le navire a accueilli 1 300 pèlerins dont 160 de l’Afrique noire, 560 du Maroc et 560 d’Algérie, tous « animés à ce moment un seul désir : prier devant le tombeau du Prophète », à Médine, et « prier au lieu même où pria le Prophète », à La Mecque. Après Alger, le navire a fait escale à Bizerte, en Tunisie, pour embarquer 220 pèlerins supplémentaires avant d’amarrer au port de Jeddah et de laisser les pèlerins rejoindre les lieux saints de l’islam.

« Il m’est agréable de saluer ici, au nom du gouvernement français, ceux qui ont le privilège de partir aujourd’hui pour le pieux pèlerinage au lieu saint de l’islam que le Coran prescrit aux musulmans d’accomplir une fois au moins durant leur vie », déclarait alors Yves Chataigneau, gouverneur général de l’Algérie de l’époque, lors de son discours sur le pont de l’Athos II pour souhaiter bon voyage aux pèlerins.

« La France toute entière s’honore d’avoir ouvert aux croyants d’Afrique du Nord les portes de la terre sacrée »,, conclut le film archivé par l’Institut national de l'audiovisuel (INA) que Saphirnews vous invite à découvrir. Tout comme ses dessous dans l'encadré plus bas.

Une « culture coloniale du Hajj » que la France a su bâtir

Il est intéressant de revenir sur les dessous de ce reportage glorificateur pour la France archivé par l'INA. Pour l’historien Luc Chantre qui a consacré sa thèse sur le pèlerinage à La Mecque à l’époque coloniale, la France « a réussi à bâtir une véritable culture coloniale du Hajj ».

Les puissances coloniales européennes étant bien conscientes de la haute importance que revêt le Hajj pour les musulmans, « difficile dans ces conditions pour une autorité politique de rester indifférente à un phénomène susceptible de lui apporter légitimation et reconnaissance. On comprend dès lors tout l'intérêt pour des empires européens qui, à l'époque contemporaine, ont établi leur hégémonie sur une grande partie du monde musulman, de s'investir dans cette question. Malgré quelques réticences initiales, on constate, sur la longue durée, une intervention croissante des pouvoirs publics européens dans le pèlerinage à La Mecque. La France républicaine ne fait pas exception à la règle », indique l'historien dans un article sur « Le pèlerinage à La Mecque comme culture coloniale : le cas du protectorat tunisien (1881-1956) » publiés dans les Cahiers du MIMMOC (Mémoire(s), identité(s), marginalité(s) dans le monde occidental contemporain) en 2013.

« Des moyens de propagande importants » ont été mobilisés par la France après-guerre pour « donner corps au nouveau projet impérial d'Union Française » et ce reportage vient illustrer ce point en donnant « l’image d’un empire uni » avec des pèlerins issus de l'Afrique noire et du Maghreb voyageant ensemble « sous la protection de la France », mère patrie, explique à Saphirnews Luc Chantre. C'est ainsi que, pour « répondre au bruit selon lequel la Ligue Arabe aurait affrété des navires à pèlerins, la Compagnie des Messageries Maritimes a affrété son luxueux paquebot Athos II qui présente toutes les conditions requises de confort : une salle de prière et pas moins de cent cinquante cuisiniers et serveurs pour la seule cuisine de troisième classe », explique-t-il.

Cependant, « cette volonté de maîtrise se heurte rapidement à ses propres limites comme en témoigne l'arrivée en rade de Bizerte de l’Athos II », fait que ne relate évidemment pas le reportage des Actualités Françaises. En effet, à son arrivée, le navire est rallié par plusieurs embarcations venus saluer les pèlerins en arborant des drapeaux tunisiens. Applaudis par des pèlerins, ils sont aussi acclamés par la foule présente au port qui acclame des chants favorables au Néo-Destour, mouvement indépendantiste tunisien.

« Cela avait commencé dès Rabat : des pèlerins proches des mouvements nationalistes avaient entamé des chants anti-impériaux », nous indique Luc Chantre. Néanmoins, peu d'arrestations sont faites afin de ne pas troubler l'organisation du Hajj et garder le contrôle sur l'image que la France renvoie. Après l'épisode de Bizerte, il n'en reste pas moins que « plusieurs mesures sont prises comme l’interdiction d’accès aux quais des populations et des restrictions accrues dans le choix des pèlerins ».

La France met fin progressivement à l’organisation du Hajj dans les années 1960 dans la foulée de l’indépendance algérienne.