Quand la France organisait le Hajj : asseoir sa « légitimité aux yeux des musulmans de l’empire » (2/2)

Par Hanan Ben Rhouma, le 30/08/2018

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Il fut un temps où la France organisait le grand pèlerinage à La Mecque. Une époque pas si lointaine que raconte auprès de Saphirnews l’historien Luc Chantre, chercheur au Centre français d’archéologie et de sciences sociales de Koweït et auteur de l’ouvrage « Pèlerinages d’empire », à paraître en septembre 2018 aux Editions de la Sorbonne. Dans cette seconde partie de l'interview, Luc Chantre explique l'apogée de l’organisation du hajj avant que la montée des nationalismes et le processus de décolonisation mettent un coup d'arrêt à cette gestion coloniale.


Saphirnews : Vous dites que l’organisation du Hajj atteint son apogée dans les années 1930. Pourquoi ?

Luc Chantre : Encore une fois, il faut examiner le contexte. Dans les années 1930, la France et l’Angleterre – à qui a été confiée, sous forme de mandats, l’administration des anciennes provinces arabes de l’Empire ottoman sont alors les principales puissances du monde arabo-musulman.

Parallèlement, la contestation des empires commence à s’organiser sous l’effet de l’action de leaders panarabes comme Rachid Rida ou Shakib Arslan. ll n’en fallait pas tant pour que les autorités coloniales françaises ne se décident à reprendre la main sur l’organisation du pèlerinage. A partir de 1932, on s’attache, sous l’égide du Quai d’Orsay, à faire voyager ensemble des pèlerins venus des différentes provinces de l’empire. Comme ces pèlerins – qu’ils soient originaires des colonies ou de métropole – sont peu nombreux du fait de la dépression économique, il convient de donner le maximum de visibilité à cette manifestation.

Se met alors en place une véritable « politique du regard » pour reprendre l’expression de l’historienne Hélène Blais. J’ai essayé de démontrer dans mon ouvrage comment ces pèlerinages organisés comme des croisières relevaient d’une mise en scène de la puissance impériale. De luxueux paquebots sont affrétés par les compagnies de navigation, à l’instar du « Sinaï » qui figure sur la couverture. Alors que l’idée d’empire peine à s’installer dans les esprits, le hajj devient un instrument commode d’incarner cette notion de « puissance musulmane ».

A cette période donc, le hajj revêt une connotation beaucoup plus positive. Il est conçu comme un instrument de rayonnement diplomatique dans l’Orient musulman et, à l’intérieur de l’empire, la preuve que la France républicaine n’est pas hostile à l’islam.

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Cette mise en scène de la puissance inspira alors directement l’Italie fasciste qui souhaite revaloriser son image auprès des musulmans du monde entier après la répression féroce en Libye qui s’achève en 1931 et la conquête de l’Ethiopie en 1935-1936 qui fait peser un danger sur les routes de la mer Rouge. Les Etats européens se livrent alors à une véritable surenchère en matière d’organisation du pèlerinage : c’est à qui fera voyager ses pèlerins dans les plus beaux navires, à qui organisera le mieux les conditions de séjour des pèlerins dans les villes saintes.

Qu'attendait la France en retour de cette gestion du culte ?

Luc Chantre : Les raisons premières de cette ingérence sont bienvenues liées à une volonté de contrôle – surveiller les mouvements des « indigènes » hors des colonies – et de savoir – quels « complots » sont susceptibles de se tramer dans cette ville fermée à l’influence européenne.

Il serait toutefois réducteur de ne voir dans cette intervention qu’une simple modalité de police coloniale. Il y a beaucoup plus. J’ai la conviction qu’avec le temps, les empires se sont en quelque sorte pris au jeu. Etant donné l’importance du hajj pour tout musulman, il est évident que la France, à l’instar des autres puissances européennes, voire des empires musulmans de l’époque moderne – ottomans, moghols ou perse – attendait de ces « caravanes » un surcroît de légitimité aux yeux des musulmans de l’empire.

D’ailleurs, l’idéologie coloniale a elle-même évolué avec les années : comme l’ont très bien montré Véronique Dimier et Dino Costantini, après la Première Guerre mondiale et l’impôt du sang versés par les soldats des colonies, les justifications brutales liées aux inégalités soi-disant naturelles entre les peuples et au nécessaire recours à la violence n’ont plus lieu d’être. Le message civilisateur doit désormais passer par le consentement des populations colonisées elles-mêmes. Comme s’il fallait coloniser les esprits davantage que les corps. Cette nouvelle politique du pèlerinage, ce nouveau tourisme religieux version « tour operator », participe, je pense, de ce nouveau lien colonial : il faut convaincre les élites musulmanes du bien-fondé de cette organisation beaucoup plus que les forcer, à coup de traitements punitifs, à entrer dans un modèle préétabli.

Dans quelle mesure l’opération séduction des indigènes – si nous pouvons qualifier ainsi les choses - fonctionnait ?

Luc Chantre : Ces grandes démonstrations de propagande ont-elles été efficaces ? C’est une question à laquelle il est assez difficile de répondre car les archives parlent souvent la langue du pouvoir. Ajoutons à cela que les empires - qui sont des organisations politiques beaucoup plus pragmatiques qu’on ne le pense souvent – font souvent preuve d’une étonnante résilience. Ainsi, quand émergent des critiques de l’organisation – les années 1928 et 1953 par exemple sont de véritables fiascos – les autorités s’organisent assez rapidement pour remédier à ces dysfonctionnements. Dans l’entre-deux-guerres, les Britanniques ont ainsi souvent recours à des expérimentations pour améliorer les conditions de traversée ou encore régler la question des pèlerins dits « indigents ».

Or si les archives sont souvent discrètes sur ces questions, il n’est pas interdit non plus de les faire parler. Ainsi, pendant l’entre-deux-guerres, quand la France impériale se flatte, dans un grand élan d’unanimisme, de faire voyager tous les pèlerins sous le même drapeau, on s’aperçoit que ce discours fonctionne s’agissant des pèlerins algériens et tunisiens – qui n’ont d’ailleurs guère le choix – et dans une moindre mesure sénégalais. En revanche, s’agissant des pèlerins marocains on relève que beaucoup d’entre eux n’ont pas choisi les « voyages organisés » depuis l’Algérie et s’efforcent de voyager individuellement sur des navires étrangers.

Enfin, il existe aussi le phénomène de pèlerins refusant ce type d’organisation au prétexte que sa nature politique entacherait la validité juridique du hajj. J’ai rencontré ce phénomène à l’occasion des pèlerinages officiels de la Grande Guerre. Les autorités peinent alors à recruter des volontaires. La crainte des torpillages allemands en Méditerranée n’est pas non plus étrangère à cette réticence.

On parle d'une France qui gérait le pèlerinage comme un monopole. D'autres méthodes pour se rendre à La Mecque étaient-il néanmoins possibles et mises en œuvre sans avoir à passer par la puissance coloniale ? Lesquelles ?

Luc Chantre : Dans l’Algérie coloniale effectivement, on veille à ce que le déplacement des pèlerins soit assuré par des compagnies françaises : il ne manquerait plus que les pèlerins soient acheminés à Jeddah par des compagnies anglaises ou allemandes ! Plutôt que de monopole, il me semble plus juste de parler d’exclusivité. Ces armateurs peuvent être marseillais, algérois, non musulmans ou musulmans, à l’instar du mystérieux El Mekki qui obtient la concession deux années durant à la tête de sa Société Française du Pèlerinage aux Lieux Saints de l’Islam (une compagnie de navigation, ndlr).

Les conditions de départ sont très réglementées et ceux qui refusent de s’y prêter - sciemment ou non – ont vite fait d’être qualifiés de « clandestins » et se voient imposer de lourdes pénalités.

En revanche, dans des territoires de l’empire marqués par une sous-administration chronique, comme en Afrique subsaharienne, l’antique pèlerinage terrestre perdure, souvent au vu et au su de l’administration coloniale qui n’arrête ses premiers règlements que dans l’entre-deux-guerres, officiellement afin d’appliquer la convention de Genève de 1926 d’interdiction de l’esclavage, qui ne sera aboli en Arabie Saoudite qu’en 1962…

Après 1945, la puissance coloniale essaie d’encadrer ces flux terrestres en organisant des convois officiels à grand renfort de camions Citroën mais aussi en facilitant l’usage de l’avion. Dans d’autres parties de l’empire, comme j’ai essayé de le montrer dans un article consacré au cas tunisien, le pèlerinage par voie terrestre a pu faire faire l’objet d’une véritable reconquête politique de la part des mouvement nationalistes.

Vous parlez d'une « culture coloniale du Hajj » que la France a su bâtir. Pouvez-vous vous expliquer auprès de nos lecteurs ? Comment cela se manifestait-elle ?

Luc Chantre : Ce qui est frappant avec l’organisation française du hajj, c’est son inscription dans la durée. Sous la IIIe et la IVe Républiques, rares sont en effet les années où la puissance publique, à Paris ou à Alger, n’est pas intervenue, d’abord pour encadrer les départs en pèlerinage, ensuite pour en organiser au plus près toutes les modalités, depuis la question du déplacement, jusqu’au séjour dans les Lieux Saints avec son lot de problèmes sanitaires et économiques.

Certes, les modalités évoluent mais l’ingérence demeure, y compris pendant les périodes de crise comme les guerres mondiales ou la guerre d’indépendance algérienne. Après la guerre de Suez de 1956, alors même que le royaume d’Arabie Saoudite a officiellement rompu ses relations diplomatiques avec la France et l’Angleterre, le gouvernement français continue à organiser le séjour de ses pèlerins musulmans au Hedjaz par l’intermédiaire d’un chargé d’affaires officieux. Comme si le hajj était devenu un attribut essentiel de l’empire et que y renoncer serait renoncer de facto à son statut de puissance impériale.

Qui sont les personnalités et dirigeants qui se sont élevées en France contre cette ingérence ? Sur quelles bases ?

Dans la France métropolitaine, rares sont les voix qui se sont élevées contre cette intervention. Quand ils sont invités à participer aux travaux de la Commission interministérielle des affaires musulmanes, le recteur de la Grande Mosquée de Paris, Kaddour Ben Ghabrit, ou encore l’islamologue Louis Massignon dénoncent à l’occasion le caractère absurde de telle ou telle mesure réglementaire mais ne remettent pas en cause le bien-fondé de cette ingérence.

Les premières critiques sont surtout venues de députés libéraux Georges Leygues, Adolphe Messimy et Albin Rozet mais également du corps consulaire qui critiquait les interdictions du gouvernement général d’Alger comme nuisibles à l’image de la France dans le monde musulman. Notons qu’il ne s’agit pas alors de remettre en cause le principe même de l’intervention de la puissance publique. Seulement de faciliter les départs et de ne pas prêter le flanc à la critique par le monde musulman

Les critiques de fond commencent à apparaître pendant la décennie 1930. Elles viennent principalement de l’Association des oulémas musulmans algériens par l’intermédiaire de son quotidien La Défense. Si certains membres du mouvement ont profité des facilités de voyage offertes par les autorités coloniales, tel ne semble pas avoir été le cas du fondateur du mouvement Abdelhamid Ben Badis dont les archives mentionnent la présence en 1936 dans le port de Bône (aujourd’hui Annaba, en Algérie) en train de prêcher aux pèlerins sur le départ sa conception du véritable islam.

Après 1945, le système des contingentements mis en place fait beaucoup de mécontents et l’on observe un mouvement de fond en faveur de la liberté de pèlerinage qui remonte jusqu’à l’assemblée de l’Union Française. En fait de liberté, les musulmans obtiennent surtout l’abandon des convois groupés et, en pratique, chaque administration coloniale, demeure libre de fixer ses propres règles.

Les critiques individuelles persistent. Elles sont le fait, par exemple, d’opposants politiques comme Messali Hadj ou du journaliste et écrivain Kateb Yacine évoqué précédemment. Il faut attendre la guerre d’indépendance algérienne pour assister à des phénomènes de boycott et à une reprise en main progressive par le Front de libération nationale (FLN) des infrastructures du hajj mises en place par les Français au Hedjaz.

Quand la France décide-t-elle de mettre fin à l'organisation du Hajj ?

Luc Chantre : Ces pèlerinages organisés étant un attribut de la puissance impériale, les indépendances africaines vont entraîner logiquement la fin de cette intervention. Le dernier pèlerinage organisé remonte ainsi à 1961, un avant la signature des accords d’Evian. Il reste bien encore quelques ajustements techniques liés à la période de transition – protection diplomatique, moyens de transports, accords financiers avec l’Arabie Saoudite – mais, dans l’esprit des hauts fonctionnaires, questionnés tout au long de la décennie 1960 par des musulmans français pour savoir si des facilités seraient accordées pour le hajj, les choses sont claires : le hajj est une question religieuse qui ne relève pas de la puissance publique.

Depuis quand la France invoque-t-elle la laïcité, la loi de 1905, pour expliquer la non-gestion du Hajj ?

Luc Chantre : La loi de 1905 est rarement invoquée à l’appui de ces refus. On se contente simplement de faire remarquer que le pèlerinage organisé est une pratique qui relève du passé. En effet, comme l’a très bien montré l’historien Pierre Vermeren, la fin de l’empire s’est traduite par un désintérêt des élites intellectuelles françaises pour le Maghreb et, plus largement, pour les questions liées à l’islam. Dans les années soixante, l’heure était à la modernisation du pays et cette modernisation passait par la construction européenne.

Le hajj - qui fut pourtant au centre des préoccupations de l’empire pendant plus de 130 ans - n’échappe pas à la règle. Il est vrai qu’avec l’indépendance de l’Algérie en 1962 et le rétablissement des relations diplomatiques avec l’Arabie saoudite l’année suivante, le hajj est d’abord considéré comme une question diplomatique, rarement comme une affaire intérieure. Si bien qu’aujourd’hui le pèlerinage à La Mecque reste encore, pour beaucoup de nos compatriotes, un événement exotique, moyen-oriental, alors même que les médias nationaux semble lui accorder un traitement plus important depuis une dizaine d’années.

Aujourd’hui, à l’heure où l’islam est bien devenu une « religion française » - pour reprendre l’expression du dernier ouvrage d’Hakim El Karoui - il n’est pas surprenant que cette question - intervention ou non intervention - réapparaisse.

Le débat est complexe. Pour revenir à la période coloniale, il serait à mon avis erroné d’adopter une lecture binaire en vertu de laquelle les non-musulmans auraient été pour l’intervention tatillonne au nom d’une certaine « islamophobie » alors que les musulmans étaient nécessairement pour la liberté du pèlerinage. Je crois qu’en la matière, il est important de se garder de considérer les choses sous un angle exclusivement politique.

En effet, au-delà de ce moment colonial dont nous venons de parler, il serait aujourd’hui judicieux de mettre davantage en valeur toutes ces voix individuelles, simples pèlerins ou voyageurs, musulmans de naissance ou convertis à l’islam, qui ont contribué à forger une mémoire française du hajj, inscrite dans la longue durée. Les témoignages qu’ils ont laissés sur le hajj, les villes saintes de l’islam et plus largement la péninsule Arabique sont aussi riches d’informations que méconnus.

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