Sur les traces des splendides richesses patrimoniales et spirituelles d’Ouzbékistan

Par Clara Murner, le 11/01/2023

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Avec l’actuelle exposition du Louvre « Splendeurs des oasis d’Ouzbékistan », c’est l’occasion de revisiter 19 siècles d’une région d’Asie centrale mythique dans l’histoire et le patrimoine de l’islam et du soufisme.

Les routes caravanières, ou routes de la soie, qui traversaient l’Ouzbékistan, pays au carrefour de l’Inde, de la Chine et de l’Iran, et les cités célèbres de Boukhara, Samarkand et Nichapour font revivre dans la mémoire des musulmans des époques, une civilisation et des grandes figures : Alexandre, Tamerlan, Avicenne, Al-Birunî, Al-Bukharî, Al-Bistâmî, Al-Tirmidhî, Jalâl ad-dîn Rûmî, et bien d’autres encore. C’est cette histoire que le Louvre réactive grâce à l’exposition « Splendeurs des oasis d’Ouzbékistan » que les visiteurs peuvent découvrir depuis le 23 novembre 2022.

Samarkand : 20 siècles d’histoire

Le nom de Samarkand, un des berceaux de cette civilisation au riche passé de 20 siècles d’histoire, un des plus beaux sites du monde, signifie « réunion, rencontre » en sanscrit.

Avant même la conquête d’Alexandre le Grand en 329 av. J.C., le royaume gréco-bactrien était déjà un lieu de carrefour des peuples et des religions bouddhiste et zoroastrienne dont on peut découvrir des traces dans l’exposition, avec un Bodhisattva du IIIe siècle et des fresques décorant la salle rouge du palais de Varakhsha, à 40 km de Boukhara. Cette étrange salle bâtie autour du feu sacré était décorée de sept fresques, les sept répétées, représentant un guerrier monté sur un éléphant, dont on aimerait connaître la signification...

On sait qu’après la conquête islamique, vers 705, le roi de la contrée, Tokespadhe (709-739), converti à l’islam et installé sur le trône par Qutayba, un général de l’armée musulmane, continua de pratiquer le culte zoroastrien, la religion de Zoroastre étant considérée comme faisant partie des « gens du Livre ». C’est avec le philosophe maître de l’illumination Suhrawardî (1155-1191) que s’opérera le passage de la doctrine secrète des Sages de l’ancienne Perse dans la sphère du soufisme. (1)

L’exposition met en exergue le somptueux mausolée du fondateur de la dynastie des Timourides, Amir Timour (« l’émir de fer »), plus connu sous le nom de Tamerlan (1336-1405). Cet empereur mongol converti à l’islam, natif de Kesh (au sud de Samarkand), fut à la tête d’un vaste empire dont le cœur est la Transoxiane. On peut admirer (en vidéo) son ensemble architectural, mosquée, mausolée et madrassa Sher-Dor, recouvert de mosaïques bleues, et (exposée) la porte Gur-e Mir de son mausolée, chef d’œuvre en bois sculpté du XIVe siècle.

Des figures intellectuelles prestigieuses de l’islam

Parmi les penseurs prestigieux de l’islam originaires de cette région au-delà de l’Indus, on peut citer, entre autres, le célèbre philosophe médecin Avicenne (Ibn Sinâ, 980-1037), au carrefour des pensées orientale et occidentale, dont un folio d’une copie du XIVe siècle, non identifiée mais provenant probablement de son Canon, est présentée au public. Son contemporain le savant khorassien Al-Birunî (973-1048), astrologue à la cour de Ghazna, auteur d’une encyclopédie astronomique, est également connu comme fondateur des religions comparées et de l’anthropologie avec sa description de l’Inde. Last but not least, le fameux traditionnaliste originaire de Boukhara, Al-Bukharî (810-870), auteur du célèbre recueil de hadiths rédigé à la suite d’un rêve, le Sahih al-Bukharî, qui recense 7397 hadiths minutieusement authentifiés.

La rencontre des différents peuples qui ont sillonné et habité ces territoires a fait de cette région un des foyers prestigieux de la culture islamique et particulièrement de la pensée soufie, dont on retrouve la trace dans les monuments remarquables, mosquées, madrasas, khânqas (2), comme dans les œuvres des grands maîtres.

Al-Bistâmî et l’école du soufisme extatique

C’est au IXe siècle, avec Abû Yazîd al-Bistâmî (m. 877), petit-fils d’un mage mazdéen converti à l’islam, que fut fondée l’école du soufisme extatique qui prônait la contemplation intérieure ou « ivresse spirituelle ». Initié directement en esprit par Ja‘far al-Sâdiq (m. 760), ce saint investi par la présence divine (3) annonça les degrés spirituels d’Abû Hasan Kharâkânî (m. 1034). Grande figure spirituelle, mystique de type « ummi », il fut reconnu comme pôle (qutb) de son temps. On lui attribue l’adage bien connu « Qui n’a pas de guide a Satan pour guide ».

Il est remarquable que le maître de ce saint prestigieux et aussi d’Al-Misrî (m. 860), fut une femme, Fatima de Nichapour (m. 838), malâmatie et épouse d’un ascète persan, dont on dit qu’elle avait goûté toutes les stations de la voie soufie. C’est dire le haut rang et le prestige des femmes, alors nombreuses et respectées au sein du soufisme. Al-Misrî atteste « qu’elle discourait merveilleusement sur les sens profonds du Coran ».

Intense vie religieuse au Khorassan

C’est également au IXe siècle et à Nichapour, capitale du Khorassan (actuel Ouzbékistan et nord-est de l’Iran) que la malâmatiyya ou « Voie du blâme » et les maîtres éducateurs et initiateurs (chuyûrs al-tarbiya) font leur apparition.

Les adeptes de la malâmatiyya, courant qui irrigue le soufisme, cherchent à dissimuler leur sainteté par opposition aux attitudes ascétiques ostentatoires des Karrâmis. Se défiant avant tout de leur nafs (âme égotique) et de l’ivresse spirituelle, les Malâmatis tendent à la transparence, l’anonymat vestimentaire et restent à l’écart des fonctions publiques et de tout ce qui pourrait dévoiler leur intimité avec Dieu. Ibn ‘Arabî (m. 1240), le plus grand des maîtres, les tenait en grande considération.

C’est dans le Khorassan qu’apparaissent les madrasas (collèges d’enseignement supérieurs) dont on peut contempler les vestiges dans l’exposition (Samarkand). La théologie acharite et le rite chaféite, ouvert à la mystique, y sont enseignés, ainsi que le soufisme (ou tasawwuf).

Le soufisme « sobre » est explicité dans des manuels dont les auteurs sont khorassaniens pour la plupart. On citera Al-Sarrâj (m. 988) surnommé le « paon des pauvres », auteur du Kitâb al-Luma, un des premiers traités du soufisme, Kalâbâdhî (m. 995), originaire des environs de Boukhara, auteur du Kitâb al-ta‘arruf (4), et le célèbre Al-Qushayrî (m. 1072). Ce savant chaféite et maître spirituel, disciple d’Al-Daqqâq et d’Al-Sulamî (m. 1021), tous deux de Nichapour, est célèbre pour sa Risâla, qui explicite le lexique soufi.

Deux grandes figures incontournables: Tirmidhî et Jalâl al-dîn Rûmî

Il serait vain, dans le cadre imparti, d’énumérer toutes les grandes figures spirituelles natives du Khorassan. Il nous suffit de citer un des premiers poètes mystiques de l’Iran, Sanâ’î, le « Sage de Ghazna » (m. 1131), ‘Attar (m. 1230) de Nichapour, célèbre poète mystique en langue persane, ainsi que Hafez (m. 1389) dont l’immense popularité déborde les frontières de l’Iran. De Djâmî (m. 1492), poète, philosophe et maître soufi, on peut admirer dans l’exposition une copie datée de 1530 de son Tuhfat al-Ahrar. Mais deux noms sont prépondérants dans l’histoire du soufisme : Hakim Al-Tirmidhî (m. 910) et Jalâl al-dîn Rûmî (m. 1273).

Savant et grand mystique khorassanien du Xe siècle, Hakim Al-Tirmidhî, le « sage de Tirmidh » (Termez en Ouzbékistan actuel) nous est connu en français grâce aux travaux de l’islamologue et spécialiste de la mystique musulmane, du chiisme et du soufisme, Geneviève Gobillot. Siddiq ayant atteint les plus hauts degrés de la sainteté, il fut dénoncé par les docteurs de la Loi, emprisonné, puis libéré.

Auteur prolifique d’une œuvre influente, un important recueil de hadiths, et des ouvrages doctrinaux, il explicite la notion de pacte, de prééminence de l’Amour, de walaya (le concept de sainteté en Islam) et de « Sceau des saints », repris par Ibn Arabî (m. 1240). Son œuvre majeure est Le Livre du Sceau des saints, dans lequel il pose 157 questions auxquelles seul le Sceau des saints, selon lui, serait apte à répondre, ce que fit Ibn Arabî, plusieurs siècles après.

Autre khorasanien célèbre, Jalâl al-dîn Rûmî, né à Balkh, dans l’actuel Afghanistan, en 1207, appelé Mevlâna (en turc) ou Mawlâna (en arabe) est un des plus grands génies mystiques et une figure littéraire majeure universelle, traduit dans de très nombreuses langues. Rûmî nous est connu en français grâce aux travaux d’une chercheuse du CNRS passionnée de mystique persane, Eva de Vitray-Meyerovitch.

Il dut s’enfuir de son Khorassan natal avec sa famille devant l’invasion mongole et, après de multiples pérégrinations, s’installer à Konya, où il repose dans un mausolée visité en permanence. Toujours revivifié depuis le XIIIe siècle, son message d’amour s’adresse à tous, croyants de toutes religions comme non-croyants. « Sultan des cœurs », guide spirituel des amoureux d’Allah, il est à l’origine de la tariqa Mawlawiyya (en arabe) ou Mevlevî (en turc) et du rituel giratoire des « derviches tourneurs ».

Son œuvre considérable en langue persane comprend des écrits en proses (Fîhi mâ fîhi, Le livre du dedans) et des recueils d’intenses poésies mystiques (Ghazels et Rubayât) adressées à Dieu ou au derviche errant Shams de Tabriz dans lequel Dieu s’épiphanise.

Son œuvre majeure, le Mathnawî, immense somme spirituelle en six tomes et 260 000 distiques versifiés, donne des clés de compréhension profonde du Coran à travers l’enseignement de ce maître soufi profondément ancré dans celui du Prophète Muhammad. C’est à Konya, en Turquie, qu’il enseigna sa sagesse universelle, malgré la violence et l’intolérance de son époque. L’anniversaire de sa mort qu’il appelait « ses noces » donne lieu à des manifestations chaque année, le 17 décembre, appelées « la Nuit de noces ».

L'impact des rencontres interculturelles sur l’essor d’une civilisation

Cette exposition visible au Louvre jusqu’au 6 mars, fruit d’une fructueuse coopération entre spécialistes de la restauration français et ouzbeks, nous invite à découvrir cette région mal connue d’Asie centrale, espace d’échanges intensifs et de rayonnement culturels, intellectuels et spirituels, avec son riche passé, son art de cour, sa brillante civilisation et ses grandes figures connues ou à découvrir.

C’est l’occasion de constater combien sont enrichissantes les rencontres interculturelles et interreligieuses et de mesurer leur impact sur l’essor d’une civilisation. Si certaines des œuvres exposées sont classées au patrimoine de l’humanité, l’école du Khorassan, creuset de savants et de penseurs mystiques éminents, mérite de figurer en bonne place au sein du patrimoine spirituel de l’islam.

(1) Voir Suhrawardî, L’Archange empourpré, traduction Henry Corbin, Paris, 1976
(2) Les khânqas sont des lieux organisés autour d’un maître soufi pour diffuser son enseignement.
(3) Ja‘far al-Sâdiq est le sixième imam chiite reconnu par tous les spirituels, chiites duodécimains et sunnites Pour les sunnites, il est le pôle de son temps et à la racine de plusieurs turûq soufies.
(4) Traité de soufisme, traduit par R. Deladrière, Paris, 1981.

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