Penser l’islam depuis l’Afrique, une mise au point salutaire de Youssouf Sangaré face à l'arabo-centrisme

Par Hanan Ben Rhouma, le 15/04/2023

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Reçu à Saphirnews

L'islamologue malien Youssouf Sangaré veut faire entrer la contribution de l’Afrique subsaharienne dans le champ des études en islamologie à part entière. Une cause qu'il plaide à travers son ouvrage « Penser l’islam depuis l’Afrique » dans lequel il introduit la doctrine de Chérif Ousmane Madani Haïdara, une figure religieuse majeure au Mali, témoignage d'un islam subsaharien qui ne peut être réduit « à des influences venant du Maghreb ou de l’Orient ».


L'avis de Saphirnews

Avec Penser l’islam depuis l’Afrique, « c’est rappeler d’abord que ce continent n’est à la périphérie d’aucun centre et que ses intellectuels aujourd’hui sont engagés dans la tâche globale d’une revivification de l’islam pour les temps que nous vivons et en réponse aux questions qu’ils apportent ». Ces mots empruntés au grand philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne résume parfaitement l’ouvrage passionnant dont est l’auteur l’islamologue malien Youssouf Sangaré.

Ses constats sont sans appel. Il déplore l’absence notable de l’islamologie concernant le sud du Sahara « comme si, sur le continent, le fait islamique s’arrêtait aux frontières de l’Afrique du Nord ». Le signe, pour lui, d’une perpétuation d’un « mythe colonial et orientaliste qui continue de structurer l’enseignement, la recherche et la production islamologiques ». Un « mythe selon lequel, au sud du Sahara, nous avons affaire à un simulacre d’islam, fait uniquement d’emprunts, de migrations, de récites – du nord vers le sud –, bref à un désert doctrinal » et qui amène une majorité d'islamologues à ne s’intéresser encore qu’à « l’islam référence », de culture arabe.

L’islamologie légitime ainsi « l’arabo-centrisme ou les préjugés sur l’Afrique subsaharienne de certains auteurs arabo-musulmans qui, volontairement, amalgament islamité et arabité dans le but de mieux célébrer le second ». Un arabo-centrisme non sans conséquence pour les populations subsahariennes où « la quête d’arabité » s’est développée comme « sésame vers une légitimité religieuse ».

Un témoignage de la complexité des discours islamiques contemporains

Non, « le sud du Sahara n’est pas qu’un lieu d’adoption de l’islam, c’est aussi un espace de production de savoirs islamiques, de circulation et d’évolutions des doctrines, en particulier théologico-juridiques », affirme Youssouf Sangaré. Il en fait la démonstration en présentant le parcours et la doctrine religieuse de Chérif Ousmane Madani Haïdara, l’actuel président du Haut conseil islamique du Mali, parce qu’il est « urgent d’enrichir, par les études islamologiques, notre connaissance actuelle des figures, tendances et doctrines islamiques au sud du Sahara ».

Ce prédicateur charismatique, né en 1955, a émergé dans le paysage malien dans les années 1970. « Critique des alliances claniques », il est apparu comme « une voix nouvelle, audacieuse et en rupture avec les discours convenus sur l’islam », écrit Youssouf Sangaré. Fondateur du mouvement religieux Ançar Dine (à ne pas confondre avec le groupe terroriste Ansar Dine), il s’oppose à partir des années 1990 au wahhabisme qu’il perçoit comme « un piétinement au savoir-vivre local ».

Grand défenseur du Mawlid qu’il voit comme une opportunité pour les musulmans de manifester ouvertement leur amour à Muhammad, le prédicateur n’hésite pas à remettre en cause des hadiths, y compris ceux rapportés par Al-Bukhari et Muslim, du fait, selon lui, qu’ils « portent atteinte à l’honneur du Prophète ». Il s'oppose notamment à ceux qui refusent de faire les sermons du vendredi (khutba) dans une langue autre que l'arabe, celle-ci n'étant pas la langue de l'islam, religion universelle par excellence. Promoteur d’une doctrine qui place au centre l’éthique du comportement avant les pratiques cultuelles, il est aussi un chantre de la coexistence avec les autres communautés religieuses.

Même si une partie de son discours contribue « incontestablement » à renforcer les lectures patriarcales et conservatrices des sources islamiques, en particulier en ce qui concerne les femmes, « cela ne doit pas nous empêcher d’étudier sa pensée religieuse qui, en effet, témoigne de cette complexité des discours islamiques contemporains », signale l’auteur. L’étude de sa pensée religieuse permet de noter que « l’on ne peut réduire l’islam au sud du Sahara à des influences venant du Maghreb ou de l’Orient ».

Sortir de « la bibliothèque coloniale »

Le choix de l’auteur de présenter cette figure de l'islam ouest-africain, qui apparaît comme un self-made man, n’est pas anodin : il faut cesser de réduire l’islam du sud du Sahara aux confréries soufies bien que l’auteur reconnait qu’elles ont joué « un rôle déterminant dans la diffusion de l’islam » au 19e siècle. « Nous ne pouvons que souhaiter la fin du "tout confrérique" (…) au profit d’études diversifiées, notamment sur les productions et controverses théologiques, les discours normatifs (fiqh), les productions littéraires », sans non plus verser dans une idéalisation de l’islam subsaharien, signifie Youssouf Sangaré.

Penser l’islam depuis l’Afrique est un appel à renouveler les études islamologiques, qui passe « à la condition que la recherche académique parvienne à sortir de la bibliothèque coloniale ». Dans cette lourde tâche, Youssouf Sangaré apporte sa pierre à l’édifice. Un penseur dont nous pouvons dire qu’il fait partie de cette nouvelle génération d'islamologues à qui l’intellectuel et historien Mohammed Arkoun, « dans sa formulation de l’islamologie appliquée », avait assigné « comme tâche (…) de prendre en considération l’étude des cultures arabo-musulmanes jusqu’ici marginalisées dans les écrits et discours orientalistes ». Son message invite, au fond, ses collègues comme ses coreligionnaires à prendre en compte réellement l’altérité intramusulmane, en ne reléguant aucun islam ni aucune communauté musulmane à la périphérie.

Présentation de l'éditeur

Grand oublié des études islamologiques, l’islam au sud du Sahara n’en reste pas moins un lieu où se reformulent les doctrines islamiques. Loin de la caricature héritée de travaux orientalistes ou des préjugés de certains auteurs arabo-musulmans, l’islam de l’Afrique subsaharienne offre des textes, des figures et des doctrines religieuses qui s’inscrivent pleinement dans les questions les plus actuelles : l’interprétation du Coran, islam et violence, la place de Muhammad et de sa famille dans la spiritualité musulmane, celle des femmes, le rapport entre théologie et politique, l’altérité… Autant de questions présentes chez le prédicateur malien Chérif Ousmane Madani Haïdara, figure majeure de l’islam ouest-africain d’aujourd’hui. Voici un nouvel éclairage sur les débats actuels au sein de l’islam.

L'auteur

Islamologue, maître de conférences à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco, Paris), Youssouf Sangaré est né au Mali en 1982. Ses travaux portent sur l’islam contemporain, en particulier les écrits de penseurs réformistes, et sur les relectures des sources islamiques par des érudits traditionnels. Lauréat du prix de thèse « Mohammed Arkoun en islamologie » (2018), il a publié Le Scellement de la prophétie en islam (2018) et Repenser le Coran et la tradition islamique : une introduction à la pensée de Fazlur Rahman (2017).

Lire aussi : Repenser le Coran et la tradition islamique, par Youssouf Sangaré

Souleymane Bachir Diagne (préface) est professeur dans les départements d’Études francophones et de Philosophie de l’Université de Columbia, à New York, où il dirige également l’Institut d’études africaines (IAS). Membre associé de l’Académie royale de Belgique et membre de l’American Academy of Arts and Sciences, il est l’auteur chez Riveneuve de Léopold Sédar Senghor, l’art africain comme philosophie (2007, 2019).


Youssouf Sangaré, Penser l’islam depuis l’Afrique. La doctrine de Chérif Ousmane Madani Haïdara, Riveneuve, février 2023, 238 pages, 10,50 €.