Tradition et modernité : réponse à Omero Marongiu-Perria

Par Sofiane Meziani, le 17/10/2017

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Si nous prenons soin de répondre aux critiques que nous a personnellement adressé le sociologue Omero Marongiu-Perria dans sa dernière tribune parue sur Saphirnews, c’est surtout parce qu’elles ont le mérite de nous pousser à mieux préciser notre point de vue qui aurait, selon lui, franchi la barre. Reste à savoir qui fixe la barre ? Que les choses soient claires toutefois : notre réponse aspire uniquement à nourrir la réflexion et le débat d’idées, et n’a aucun intérêt à alimenter la culture puérile du clash et du buzz tant célébrée dans cette société du spectacle. Par le « nous », précisons aussi qu’il n’engage que ma personne et aucunement les autres personnalités citées dans son texte.

Nous regrettons, ceci dit, qu’Omero Marongiu-Perria, qui a accoutumé son public à une certaine rigueur intellectuelle, ait emprunté quelques raccourcis en faisant la légitime critique de notre point de vue au sujet du réformisme. En effet, le sociologue semble nous reprocher sur un ton plutôt dogmatique une certaine étroitesse d’esprit sur la question de la « tradition ». Mais, en confondant le traditionalisme et la Tradition guénonienne, et surtout en résumant de façon un peu barbare les idées de toutes les personnes qu’il cible nommément dans son texte, il fait lui-même preuve d’exiguïté intellectuelle.

Le sociologue s’est, à notre grand regret, principalement contenté de superposer les titres de quelques-uns de nos articles pour leur faire dire tout ce qui pourrait servir son marché intellectuel. Omero Marongiu-Perria semble prisonnier d’une catégorisation sociologique des musulmans qui, en plus de n’avoir plus de réelle pertinence, permet d’emprunter le raccourci facile de l’étiquetage.

Lire aussi : Il faut euthanasier la tradition musulmane hégémonique

Une pensée piégée ?

Plus encore, en dénigrant toute critique possible du réformisme dont il est l’un des chantres, le sociologue se montre ainsi difficilement capable de se prêter au jeu du débat intellectuel auquel il appelle pourtant de tous ses vœux. Ce dernier, en effet, appelle à déconstruire et à réinterroger le « paradigme hégémonique » qui structure l’orthodoxie musulmane – et c’est tout à son honneur – mais ne semble pas accepter que l’on questionne le sol cognitif qui conditionne sa démarche intellectuelle, c’est-à-dire le « paradigme hégémonique » de la modernité.

Tout ce qui n’irait pas dans le sens de son « ouverture » intellectuelle relève, si l’on en croit le fond de son propos, du carcan idéologique, c’est-à-dire de l’islamisme, du traditionalisme, du salafisme, bref de toutes ces étiquettes insignifiantes que manient avec dextérité ceux qui ont besoin de caser les autres pour mieux se distinguer. La critique de la sclérose intellectuelle perd toute pertinence quand elle émane d’une pensée piégée dans ses propres filets.

Nous sommes bien entendu pour une lecture renouvelée du Verbe divin qui contient en puissance une infinité de sagesse et sommes bien conscient du danger que représente les idées mortes du traditionalisme tel qu’il l’entend. Mais bien plus dangereuses sont les idées mortelles de la modernité qui gangrènent le réformisme moderniste représenté par Omero Marongiu-Perria. Le réformisme, qui naît en réponse au dilemme de la modernité à l’époque coloniale, est, dans sa double facette, puritaine et moderniste, obsolète et doit être dépassé ; d’autant que le courant réformiste ne détient pas le monopole du renouveau.

Revivifier la Sagesse de l’islam en renouant avec la pureté originelle de la Source pour en actualiser des significations nouvelles n’est possible qu’au-delà du prisme du réformisme dont l’approche reste somme toute conditionnée et structurée par le cadre prédéfini de la modernité et ce, même dans sa version puritaine. Car la lecture littéraliste des puritains et la lecture déconstructiviste des modernistes participent de la même sécheresse spirituelle, en contribuant chacune à sa manière à dépouiller le Message islamique de sa dimension sapientielle.

L’éternelle source de la Tradition

Un mot d’abord sur la notion de Tradition. Omero Marongiu-Perria nous reproche de nous arc-bouter « sur une vision de l’islam hors-temps et hors-sol, puisée à un héritage en grande partie obsolète » et surtout de nous rattacher à la nostalgie de la « tradition ».

Pourtant, dans Réformer l’islam ou le brader ? nous avons clairement précisé qu’il ne fallait pas confondre, dans notre propos, la Tradition, au sens guénonien, avec le traditionalisme, c’est-à-dire avec ce qui relève du passé ou de la « coutume ». La Tradition est de notre point de vue tout ce qui participe du sacré et de l’immuable, c’est une « réalité métahistorique » qui existe virtuellement en chaque être. C’est ce que l’on désigne en islam par fitra.

L’homme, dans la perspective traditionnelle, est en effet une enceinte sacrée qui abrite le souffle de Dieu : « Nos corps, affirme la Bible, sont les temples du Saint Esprit qui est en nous ». La sécularisation du cosmos opérée par la perspective mécaniste de la modernité ne permet plus de concevoir l’homme comme le sanctuaire du Divin, et la nature comme le théâtre où se manifeste la Sagesse divine. Avec l’avènement de la pensée moderne, un voile épais s’est brutalement posé sur l’œil intérieur de l’homme le privant ainsi de sa capacité de percevoir le noyau métaphysique que contient l’écorce de l’existence humaine.

Privé de son intelligence quintessentielle, l’homme moderne devient inconscient du mystère qui le rend capable de contempler son univers intérieur, de pénétrer l’univers infini qui l’habite. La modernité est une illustration sophistiquée de l’éternelle Chute de l’homme qui, malgré tout, contient toujours en germe la perfection de l’état édénique et le fond de notre propos consiste justement à revivifier cette intelligence du cœur qui donne accès à la source éternellement jaillissante de notre esprit. L’intellect humain dont la raison n’en est que le prolongement est, en effet, la suprême voie d’accès au Sacré et constitue un véritable rayon qui transperce la compacité du monde manifesté. Il s’agit, autrement dit, de se délivrer de la mentalité prométhéenne de la modernité pour renouer avec la nature pontificale de l’homme traditionnel.

La suite de la contribution en seconde page

La barbarie de la modernité

Qu’entendons-nous par modernité ? Il s’agit d’un projet idéologique de rationalisation et de subjectivation du monde qui depuis la Renaissance occidentale va déclencher un processus de sécularisation du cosmos qui culminera avec les Lumières et le positivisme du XIXe siècle avant de trouver son achèvement dans le triomphe du capitalisme prédateur.

Le danger réside dans le fait que la modernité, en sacralisant la Raison, s’est arrogé le monopole de l’universel. Mais le cri de famine spirituelle qui résonne dans l’âme moderne, laquelle s’est laissée abusée par les artifices d’un progrès purement matériel, montre que « l'hégémonie culturelle » de la modernité doit aussi être interrogée, sauf si l’ouverture d’esprit ne va que dans un sens. La modernité, croyant avoir libéré l’homme en le délivrant du Dieu transcendant, n’a fait, au fond, que l’assujettir à d’autres divinités tels que le Progrès, la Raison, la Science... Critiquer la modernité, ce n’est pas faire la promotion d’un modèle médiéval, mais c’est un appel qui, au fond, résonne en chaque être, à se réconcilier avec une vision plus humble et plus profonde de l’homme.

Car l’humanité en adoptant le culte de la modernité a programmé sa propre destruction ; en témoigne cette profonde crise écologique qui montre au combien la nature n’est plus en mesure de supporter l’avidité et la prétention de l’homme moderne ou de ce « corps machine » embarqué dans un progrès frénétique qu’il ne parvient plus à contrôler. La crise environnementale est au fond une crise spirituelle qui reflète l’obscurité de l’âme moderne.

La modernité a dépouillé l’intelligence humaine de sa dimension contemplative en la limitant à un usage purement horizontal, pratique, tourné vers ce qu’on appelle le concret. Or tout ce qui est concret n’est pas nécessairement visible. Ce culte du visible et cette soif d’empirisme aveuglent la mentalité moderne l’empêchant ainsi de percevoir la Réalité dans toute sa transparence métaphysique. Quand nous critiquons les sciences humaines, c’est en tant qu’outils idéologiques qui, affranchis de la métaphysique, sont devenues, même entre les mains des réformistes musulmans, les principales armes de la profanation de la conscience humaine. Mais en tant qu’elles nous éclairent sur la matière et nous permettent ainsi de mieux déceler l’éternelle éruption de la Sagesse divine dans le livre déployé de la nature, elles sont tout à fait louables.

Par ailleurs, cette volonté d’euthanasier la tradition contient une forme de violence intellectuelle et est symptomatique de la pensée moderne qui a en horreur le passé dont elle cherche par tous les moyens à s’en affranchir. Le doute hyperbolique de Descartes, qui est le principal précurseur de la modernité, en est une parfaite illustration. L’infanticide philosophique que commet Descartes fut le geste par excellence qui annonce la modernité, ou la naissance d’un nouveau « Je » s’étant délivré du poids passé et de l’immuable pour exalter le Dieu de la nouveauté et du devenir.

Pour éviter les ambiguïtés malencontreusement cultivées par les propos de Omero Marongiu-Perria, nous ne sommes pas, tenons-nous à préciser, contre une raison dynamique et critique, mais bel et bien contre cette rationalité moderne qui s’est affranchie de l’Intellect divin qui nous habite pour devenir un instrument luciférien au service de la cupidité organisée et institutionnalisée du monde moderne.

Le doute et la critique sont choses louables lorsqu’ils s’inscrivent dans une dimension métaphysique. Mais dès lors qu’ils divorcent d’avec l’intellectualité pure, ils deviennent une arme de profanation de l’intelligence humaine et de désacralisation du monde.

L’homme, miroir de Dieu : rétablir la cosmologie traditionnelle

Plus clairement, le défi de notre époque, selon nous, ne consiste pas à reconsidérer le droit et la théologie musulmane mais à redéfinir la cosmologie qui permettra un ordre social en concordance avec l’Ordre cosmique. Et cela relève de la métaphysique. Penser la réforme de l’islam que sous le prisme du droit ou de l’éthique, c’est réduire la religion à sa fonctionnalité sociale ; ce qu’il faut, c’est entreprendre une revitalisation du contenu métaphysique de la Sagesse sapientielle de l’islam car la religion est avant tout une actualisation du souffle divin qui habite l’homme. C’est avant tout le moyen par lequel l’homme, étant à l’image de Dieu, réalise toutes les potentialités divines qui sont en lui afin de devenir le reflet des Qualités divines dans la société ou le moyen par lequel Dieu répand sa Lumière.

Au fond, la dimension normative ou éthique de la religion, métaphysiquement parlant, permet de créer une ambiance sociale qui respire le souffle du Sacré, afin de favoriser l’épanouissement et la pleine réalisation spirituelle de l’homme.

Chaque norme ou chaque principe éthique joue donc un rôle essentiel dans la sauvegarde de la nature primordiale et édénique de l’homme. C’est pourquoi il est biaisé de considérer une norme que sous l’angle historique ou sociologique sans tenir compte du climat spirituel auquel elle participe, c’est-à-dire du support métaphysique, qui la sous-tend. Car, en réalité, l’ordre social défini par l’islam n’est que le reflet de l’Harmonie cosmique.

Ce n’est donc pas en s’adonnant à de infécondes enquêtes sociologiques, ou en soulevant des questions parfois stériles sur le droit musulman que l’on fera face au désordre planétaire qui n’est rien d’autre que la projection matérielle du chaos qui habite l’homme moderne. Il faut, plus profondément, se réconcilier avec la cosmologie traditionnelle, celle qui conçoit l’univers comme une myriade de symboles reflétant la Beauté archétypale.

Réinjecter du Sacré dans la société

Contrairement à ce que peut maladroitement laisser entendre la conclusion d'Omero Marongiu-Perria à notre sujet, nous ne faisons pas la promotion aveugle de la Charia, mais invitons à créer un climat spirituel qui favorisera l’émergence d’une conscience habitée par le Sacré, c’est-à-dire d’une intelligence capable de diffuser le souffle de l’Esprit dans une société asphyxiée par la matière.

Il s’agit, en d’autres termes, de créer les conditions d’une renaissance spirituelle en réinjectant du Sacré dans la société dont l’atmosphère profane favorise la platitude et le déchaînement irrationnel des désirs les plus mondains de l’homme le privant ainsi de tout sens de la contemplation des cieux dans son miroir intérieur. Il est question d’offrir à la conscience humaine une connaissance qui dépasse le champ du visible, de redonner, plus clairement, du relief à l’univers qui la porte pour renouer avec le goût de l’émerveillement et de l’étonnement.

Car la modernité en brisant le lien avec le Ciel a conduit l’homme à se perdre dans la terre ; en rompant avec sa nature céleste, l’homme moderne s’est réduit à errer dans la profanité. Aussi, notre propos consiste-t-il essentiellement à décharger l’homme moderne du surpoids de la matière, pour lui permettre de battre des ailes et ainsi gagner l’Azur, là où précisément il pourra respirer l’air frais de la liberté véritable.

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Sofiane Meziani, enseignant d'éthique, est l’auteur, entre autres, de L’homme face à la mort de Dieu et du Petit manifeste contre la démocratie aux éditions Les points sur les i.