Islam : les trois espérances majeures du soufisme

Par Bariza Khiari, le 04/12/2017

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Le texte qui suit est un extrait du discours prononcé par l’ex-sénatrice Bariza Khiari lors de l’ouverture de la 1re édition du Festival soufi de Paris, le 24 novembre, en partenariat avec Saphirnews. Sous le thème « La cité au cœur », le Festival soufi propose des concerts, des conférences et des projections-débats jusqu’au 17 décembre.

C’est un vrai bonheur d’être avec vous ce soir. D’être aux côtés d’Abd el Hafid Benchouk et Amel Boutouchent, les deux initiateurs de ce premier festival soufi de Paris. Je tiens en premier lieu à saluer la belle initiative de la confrérie naqshbandi d’avoir créé « la première maison soufie » de France. C’est à beaucoup d’égards très important car c’est un lieu ouvert à tous. Geste d’ouverture, s’il en est, pour permettre aux voisins, aux habitants de découvrir les cultures d’Islam notamment celles qui sont liées au soufisme. C’est devenue aussi la maison commune de tous les cheminants sur la Voie. Cette initiative illustre le thème de ce festival : « la cité au cœur ».

Je salue les amis qui sont parmi nous ce soir et particulièrement cheikh Khaled Bentounès, pour qui j’ai non seulement une grande affection mais une réelle admiration. Pas une admiration béate, mais celle qui reconnaît en l’Autre l’engagé, le faiseur. Il nous rappelle par l’exemple que l’enseignement soufi vise à permettre à l’Homme ou à la Femme d’agir en homme de pensée et de penser en homme d’action. Et les actions, il en conduit de nombreuses à travers le monde !

Humanisme, praxis et engagement civique

Pour approcher la définition du soufisme, il ne suffit pas de dire que c’est une mystique initiatique ni que c’est un humanisme, et, au-delà une praxis. Il faut ajouter que c’est aussi un engagement civique. Cheikh Bentounès est le modèle du cheminant abouti, homme de la cité par excellence comme l’était à un stade plus élevé encore le regretté Cheikh Nazim qui, de Chypre, a révélé au monde les beautés de la voie naqshbandi. Je garde un souvenir ému de deux rencontres, l’une avec cheikh Bahaddine et l’autre avec cheikh Mehmed, deux personnalités lumineuses. Tous des engagés dans des voies de concorde et de fraternité.

Je me remémore le jour où, en discutant avec Faouzi Skali, qui a été à l’origine du Festival des musiques sacrées de Fès, nous avons évoqué l’idée d’un festival des cultures soufies. Cela manquait. Nous l’avons créé à Fès, ville spirituelle s’il en est et venons d’en fêter la dixième édition. Nous avons pu montrer aux yeux du monde qu’il existait des joyaux dans le corpus culturel soufi et surtout les offrir en partage. C’est un bonheur renouvelé chaque année.

C’est votre ambition à Paris, vous en avez la volonté et pour la première édition vous présentez un programme très riche qui s’étale sur une quinzaine de jours et qui comprend des conférences, des concerts, du samaa, du dikr, de la poésie, du théâtre… Bref, un bel aperçu des cultures soufies du monde. Ce festival, vous le placez sous le sceau de l’écologie, de la culture et de la citoyenneté : vous avez, avec raison, « la cité au cœur ».

Il y a encore quelque temps, nous pensions la finitude de l’Homme et l’infinitude de la Nature. Aujourd’hui, avec les progrès de la science, nous repoussons toujours plus loin la finitude de l’Homme mais nous savons que l’idée d’infinitude de la Nature est erronée car nous causons à la planète des dégâts qui sont irréversibles. Et notre responsabilité est entière !

Lorsque j’évoquais avec mon maître Sidi Hamza Qadiri les différentes crises que traversent le monde, il s’est arrêté longuement sur la crise écologique en me rappelant que pour toutes les traditions spirituelles la vie s’affirme dans et par l’existence d’un lien continu entre l’énergie créatrice et l’Univers ; qu’il y a dans le Coran de nombreux rappels se rapportant au règne minéral, végétal et animal.

Je voudrais vous citer ces quelques vers de Muhammad Iqbal, grand soufi érudit : « Vous avez créé la nuit, j’ai fait la lampe pour l’éclairer / Vous avez créé la terre, moi, j’en ai façonné de belles coupes / Vous avez créé les déserts, les montagnes et les plaines arides / Moi, j’ai créé de riches vergers, des bosquets, des jardins » Mohammad Iqbal reconnaît par ses vers la primauté et la prééminence de Dieu dans la Création et à chaque Création de Dieu répond une adaptation par l’Homme qui implique sa responsabilité pleine et entière.

Des amis chrétiens, avec qui je discute souvent, ont élaboré sur ces questions un pacte civique très inspirant que je fais mien :
– L’Homme doit l’emporter sur le système ;
– Le partage doit l’emporter sur la seule possession ;
– La durée doit l’emporter sur l’urgence ;
– La qualité ne doit pas être négligée au profit de la quantité ;
– Le citoyen doit l’emporter sur le consommateur.

Promouvoir le savoir et la connaissance du beau

Le thème qui irrigue ce premier festival soufi « La cité au cœur » vise à réhabiliter la dimension spirituelle de l’Islam, facteur de plus grande connaissance de soi mais aussi d’humanisme, et à montrer en quoi la spiritualité, en trouvant son expression dans la vie séculière, prend tout son sens dans une citoyenneté du quotidien, ferment du vivre-ensemble.

Par la culture d’abord qui est le plus court chemin de l’Homme à l’Homme. C’est tellement vrai qu’il nous appartient de participer à la promotion du savoir et à la connaissance du beau.

Toute religion est poésie. Au sens propre parce qu’elle est histoire de la Création et dès lors création elle-même, mais également parce que la spiritualité est matière poétique, matière artistique. Les exemples sont nombreux de tableaux, de sculptures, d’œuvres littéraires, de musique ou de poésie dont l’inspiration est proprement spirituelle.

L’art comme initiateur du beau ne peut être que dans un discours de vérité et non de fausseté. En cela, l’art peut investir la religion, la transformer et la sublimer. Il est donc essentiel de mieux connaître la pensée et les créations de l’art du monde islamique parce qu’ils ont irrigué bien des régions du monde et l’Europe en particulier et surtout parce que, aujourd’hui, cet héritage est peu reconnu, voire parfois nié. Alors, faciliter la compréhension de l’Islam, de ses cultures, de ses valeurs et de ses figures tutélaires constitue une nécessité pour construire une société dépassant ses blocages. La culture est un formidable vecteur pour apprendre à se connaître et à se rapprocher.

Les artistes, poches de résistance à l’infamie

Dans un contexte difficile, les artistes nous renvoient à travers leur art un miroir de nos sociétés en nous montrant ce que nous sommes. Les artistes nous sont nécessaires car ils ont cette capacité de nous faire toucher au plus près, à travers leurs œuvres, les mystères de l’existence. Ils sont aussi des poches de résistance à l’infamie, aux dictatures dans leur capacité à protéger les libertés publiques et les droits humains car ils sont les premiers à dire, à travers leur art, NON. Et en cela, ils sont notre sas de sécurité.

C’est à cette capacité de dire « non » que je souhaite rendre hommage, en saluant l’engagement citoyen des artistes qui se situent dans la sphère de l’Islam qui n’hésitent pas à créer parfois au péril de leur intégrité physique. En montrant leur travail, nous les protégeons.
L’Islam n’est pas simplement une religion mais également un système de pensée ayant donné une culture, une réflexion artistique et un mode de représentation du monde.

Nombreux sont les artistes du monde musulman influencés par la spiritualité de manière directe ou plus diffuse, c’est le cas des grands poètes comme Attar, Hafez, Khayyam, C’est aussi le cas de l’émir Abdelkader, ce chevalier de la foi qui fut un grand poète et combien d’autres…

Donner accès à leurs œuvres et en donner les clés de lecture me semble dès lors essentiel. L’art et la culture sont plus que des supports, ils sont aussi des moyens d’expression d’une foi parfois sublimée, parfois transgressée. En cela ils donnent des éléments de questionnement de la religion dans ce qu’elle affirme, ce qu’elle tait, ce qu’elle magnifie et condamne.

Je ne peux terminer cette intervention sans rappeler cette parole prophétique : « Dieu est beau et aime la beauté », car la beauté est son rayonnement dans l’Univers et toute œuvre belle en est un reflet, une effluve.

Un islam spirituel, libre et responsable

Le soufisme d’hier et d’aujourd’hui est porteur de trois espérances majeures.
– La première est que la foi se nourrit tant du dogme que d’une spiritualité vivante et il nous apprend que tout ce qui monte converge
– La deuxième est que foi et raison ne s’opposent pas mais s’éclairent l’une l’autre.
– La troisième est que cette spiritualité, pour être vivante, doit être vecteur de sens en fondant l’action bienveillante.

À ce titre, la pensée soufie diffuse un islam spirituel, libre et responsable, permettant l’expression d’une citoyenneté véritable, garante du vivre-ensemble.

Spirituel. En tant que citoyenne engagée, je fais le constat suivant : c’est peu dire que l’islam est actuellement caractérisé par un certain nombre de tensions et de fractures. Nous constatons chaque jour qu’une forme de juridisme l’emporte sur la spiritualité. La question du licite et de l’illicite a, pour certains, pris le pas sur les questions intimes du croyant et sur toute la verticalité que le soufisme caractérise. Nous observons que, pour certain-e-s musulman-e-s, tout ce qui est austère aurait droit de cité et tout ce qui est joie, plaisir, beauté seraient condamnable.

Certains voudraient faire en sorte que nos textes scripturaires deviennent un « Code pénal » en évacuant la dimension spirituelle, pourtant vocation première de l’islam. Restons fidèles à cette vocation première qui est celle de l’envol de l’esprit et la quête de la joie et surtout de l’Amour comme errance absolue.

Libre.
Dans ces temps troublés où les obscurantistes voudraient nous imposer Leur Vérité et nous entrainer dans un monde fantasmé qui n’a jamais existé, Muhammad Iqbal écrit : « Si tu possèdes un cœur de musulman, examine ta propre conscience et le Coran, ses versets contiennent cent mondes nouveaux, ses âges sont enroulés dans chacun de ses instants ! L’un de ces mondes est l’époque actuelle : comprends-le, si ton cœur est capable de saisir cette signification. » C’est dire que l’inscription du fidèle dans son époque est un enseignement majeur du soufisme.

La vitalité d’une pensée dépend de notre capacité à débattre, à nous interroger sur les conceptions qui structurent nos raisonnements, nos impensés. Si nous refusons la controverse, l’échange, le dialogue et la modernité, nous nous condamnons à laisser d’autres prendre la parole en nous imposant leur vision du monde.

La citoyenneté active, c’est d’abord être les acteurs de notre propre vie. C’est développer une capacité à débattre ici et maintenant et à fonder notre action sur les valeurs d’islam pour embrasser le monde toujours en mouvement. Reposant sur l’éthique du don et de l’altérité, le soufisme est un chemin de liberté. La liberté est aussi responsabilité.

Responsable. En fidélité avec l’esprit de l’héritage muhammadien, tant dans l’aspect spirituel que dans la gouvernance de la Cité, pour le musulman soufi la véritable citoyenneté plonge ses racines dans les profondeurs de l’Être et la véritable spiritualité s’incarne dans les actes citoyens de chaque jour.

Parce que « les Hommes sont les ennemis de ce qu’ils ignorent », comme le disait notre maitre à tous Ibn Arabi, il est indispensable que les soufis promeuvent au-delà des cercles confrériques, cette Voie d’amour, de culture et de bienveillance dont ils sont autant les dépositaires que les acteurs. En ces temps de désolation, ne jamais cesser de transmettre les merveilles de cette belle culture. C’est aussi notre responsabilité.

C’est ce que vous faites à travers ce premier festival soufi de Paris, soyez en tous remerciés. Ce faisant, vous êtes des tisserands de fraternité.