Affaire Tariq Ramadan : de la nécessité de faire preuve de prudence et de retenue

Par Saïd Daoui, le 21/02/2018

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Voilà plusieurs mois que la dénommée « affaire Tariq Ramadan » agite la société française et, en son sein, les musulmans.

Après une période de consternation lors de l’émergence de ladite affaire, plusieurs personnalités publiques musulmanes ont pris la parole à la suite de l’incarcération de l’intellectuel, dénonçant, à leurs yeux, l’injustice dont serait victime ce dernier du fait de ce qu’il représente. Un autre pan de la société française se réjouit du traitement réservé à Tariq Ramadan, utilisant une grille de lecture tout aussi essentialiste imputant les crimes présumés à l’identité musulmane du mis en cause.

Cette très forte polarisation des postures autour de ce cas est très inquiétante à bien des égards. Du coté des communautés musulmanes, si l'on peut légitimement condamner le traitement médiatique souvent orienté réservé à l'affaire (comme c'est le cas de beaucoup d'affaires judiciaires, rappelons-le), il paraît hasardeux de se lancer dans une défense inconditionnelle de l'homme public. La défense se fait essentiellement sur la base de l’appartenance musulmane de l’accusé : c’est, très souvent, le seul angle utilisé.

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Jouer aux procureurs sans avoir accès au dossier complet est un jeu dangereux

Aucune des personnalités publiques musulmanes s’étant prononcé avec force ces derniers jours ne sait ce qu'il s'est passé (ou non) dans le cas d’espèce. C’est donc la prudence et le recul qui devraient s'imposer. Pourtant, beaucoup prennent une position ferme et vigoureuse sur le dossier pour analyser et commenter les décisions de la justice, principalement la détention provisoire. La défense, d’une part, de la notion d’un procès équitable et de la présomption d’innocence (donc essentiellement sur la forme) et, d’autre part, le déploiement d’une véritable plaidoirie s’appuyant sur des éléments du fond du dossier se confondent subrepticement dans ces prises de position.

Notons que, désormais, il n’est plus question du seul (et légitime, à mon sens) traitement médiatique de la question mais bel et bien de son traitement judiciaire. Tout cela, encore une fois, sans avoir connaissance des 600 pages de la procédure. Jouer aux procureurs sans avoir accès au dossier complet est un jeu dangereux. En effet, il légitime, par des analyses forcément tronquées, les discours les plus simplistes. Qualifier Tariq Ramadan de « prisonnier politique » relève, dans ce cadre, de l’irresponsabilité la plus totale.

La détention provisoire, un débat de fond qu'il eut fallu initier en amont

La justice française, comme toute institution humaine, n'est pas parfaite, loin de là ! Des faits divers démontrant ses failles sont hélas nombreux. Mais distiller l'idée, parmi les musulmans, qu'elle serait totalement et absolument voire ontologiquement partiale, surtout à l’endroit des musulmans, n'est pas sérieux. Les détenteurs d’une parole publique auprès des communautés musulmanes ont beau user de circonvolutions sémantiques en mettant en avant la défense de la présomption d’innocence, l'idée diffusée par la plupart des prises de positions publiques (et ainsi reçue par leur audience) est bien celle-ci : la justice française dysfonctionne totalement quand elle n'est pas carrément islamophobe ! Ne serait-il pas plus sage de laisser le soin aux avocats des parties déployer leur stratégie de défense dans l’arène judiciaire plutôt que de s’aventurer sur ce terrain glissant et forcément sujet à manipulations ?

Par ailleurs, s’il s’agissait bien de la dénonciation de la détention carcérale provisoire avant la tenue d’un procès au nom de la valeur de justice, pourquoi aucune de ces voix ne s’est élevée pour critiquer fondamentalement ce dispositif juridique présent dans la loi française depuis longtemps ? Pourquoi s’en offusquer maintenant ? Il y a pourtant matière à initier un débat de fond sur cette question. Or, ces responsables musulmans semblent découvrir le principe, très dur et souvent impitoyable, de la détention provisoire avant procès et s’en émouvoir depuis « l’affaire Tariq Ramadan », laissant ainsi la désagréable impression d’une réaction de défense purement communautaire…

Refuser de conforter les positions victimaires

Si critique des failles de l’institution judiciaire il doit y avoir (encore une fois, elles sont légions), elle doit effectivement se faire de façon globale, loin de toute considération partisane. Discréditer l’organe judiciaire de la sorte ne fera que renforcer la marginalisation symbolique dont souffre les musulmans dans l’imaginaire collectif : beaucoup parmi ces derniers trouvant ainsi la légitimation « officielle » de leur sentiment de frustration à l’égard de leur société. Les « leaders » musulmans confortent ainsi les positions victimaires. Est-ce leur rôle, si rôle il devrait y avoir ? Poser la question, c’est y répondre.

Quelle que soit l'issue de cette affaire, elle en dit long des tensions qui traversent la société française. Jouer avec ces tensions, de part et d’autre, est délicat pour ne pas dire irresponsable. Transformer une question judiciaire en un combat politique engageant toute une « communauté » ou carrément une religion c'est hystériser la société autour de questions identitaires. C'est ici que repose le véritable danger qui dépasse la personne de Tariq Ramadan (qu'on soit « pour » ou « contre » Tariq Ramadan, étant donné que nous en sommes à ce niveau).

Refuser de lier le sort de la procédure à celui du fait musulman en France

Cette attitude « d'hystérisation » périlleuse concerne autant les soutiens quasi-inconditionnels de l’intellectuel musulman qu’une partie des élites politiques et médiatiques. Les deux pôles lient l'affaire en cours avec l'identité musulmane du mis en cause. Indéniablement, il existe des stratégies empreintes de partialité manifeste de la part de médias et des politiques qui se délectent (pour des raisons idéologiques et/ou purement mercantiles) de la situation de l’intellectuel et cherchent à orienter l’opinion publique en sa défaveur.

Le danger de ces deux attitudes, telles les deux faces d’une même pièce, réside dans le fait qu’elles exacerbent des représentations excluantes : décidément, le fait musulman est intrinsèquement un problème pour la société. Cela dit, les responsables musulmans semblent là aussi découvrir le traitement parfois partial d’une partie des médias et confondent ces médias avec l’institution judiciaire. Cette naïveté frôle la faute dont les conséquences sont imprévisibles.

On peut s'émouvoir légitimement de la dégradation sanitaire d'un homme. Mais cette émotion ne saurait éclipser le souci de justice pour qui se dit attaché à ce principe éthique universel. Voir autant de procureurs sur les réseaux sociaux génère un sentiment de malaise et, encore une fois, d'inquiétude.

Que se passera-t-il effectivement quand la décision judiciaire, après un procès, penchera d'un côté ou de l'autre (la condamnation ou l'acquittement) ? Quelle forme va prendre l'affrontement des deux camps ? Les partisans du pire des deux bords vont se réjouir car la décision judiciaire va confirmer leur position commune : il n'est de place possible en France pour les « musulmans » ou ceux considérés comme tels. Où allons-nous ainsi ? Un mur est en cours d’édification avec un risque important de le prendre frontalement, et collectivement.

Face à ce tableau, chacun est désormais sommé, surtout si l'individu est musulman, de choisir son camp : pour ou contre Tariq Ramadan, glissant vers un « pour ou contre l'islam(isme) »... Exit la complexité et la nuance ! Les deux camps ont définitivement lié le sort de la procédure à celui du fait musulman en France. Pari risqué s’il en est tant les conséquences pourrait être désastreuses.

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Saïd Daoui est diplômé de science politique.

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