Justice, liberté, dignité : de la nécessité de dépasser le local en islam

Par Ahmed Abdouni, le 01/05/2018

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Le Coran et la Sunna sont-ils anhistoriques ? Autrement dit, le contexte dans lequel ils se sont produits détermine-t-il leur contenu et leur sens ou n’est qu’un prétexte, une occurrence pour édicter des préceptes universels, éternels et immuables ? Telle est la question que tout musulman devrait se poser face à certains énoncés de ces textes scripturaires, qui – il faut le dire en toute honnêteté – jettent le trouble dans tout esprit épris de justice, de rationalité et d’humanisme.

Pour éviter tout malentendu, précisons ce que nous en entendons.

• La justice suppose l’égalité entre tous les humains, quels que soient leur sexe, la couleur de leur peau, leurs origines, leurs ethnies, bref un être humain, quel qu’il soit, est l’égal de tous les autres êtres humains.

• La rationalité, c’est la préséance de la raison pour expliquer, justifier et comprendre tout fait, geste ou parole provenant de l’humain en tant qu’être intelligent ou s’adressant à lui par un être intelligent. Par conséquent, la foi elle-même est soumise à cette exigence.

• L’humanisme : il s’agit de la pensée et la conduite qui tiennent « l’homme pour la valeur suprême » sur Terre et l’acteur principal de sa vie et, de ce fait, en dispose en toute liberté et aussi en totale dignité.

Une pédagogie coranique qui appelle à la raison

Le discours coranique, pour convaincre, s’appuie sur une pédagogie qui utilise la raison. S’agissant, par exemple, des lois de la Nature instituées par Dieu, de la nécessité de la justice tant sur terre que dans l’au-delà, le Coran argue en ce sens : « Il y a vraiment, pour les croyants, des signes (miracles, preuves) dans les cieux et sur la terre. Dans votre propre création, et dans les animaux que Dieu multiplie, il y a des signes pour un peuple qui croit fermement. Dans la succession de la nuit et du jour, dans l’eau nourricière que Dieu fait tomber du ciel et grâce à laquelle il fait revivre la terre après sa mort ; dans le déchaînement des vents, il y a des signes pour des peuples qui raisonnent » (s. 45, v. 3-5).

Dieu dans sa transcendance est en indépendance absolue par rapport à l’homme. Il est autosuffisant et n’a besoin de sa créature qui est son acte de générosité. Cependant, l’homme se trouve comptable envers Dieu pour tous ses actes à l’égard de ses semblables et aussi à l’endroit des bienfaits mis à sa disposition dans cette vie.

Les pratiques cultuelles n’étant en définitive – parce que Dieu est autosuffisant et n’a nullement besoin de sa créature – que des actes de remerciements et d’expression de la gratitude qu’un homme ou une femme se doit d’exprimer envers son bienfaiteur et lui rendre grâce pour tous les bienfaits dont il l’a comblé.e et en premier lieu la vie qu’il lui a donnée.

Tout.e musulman.e pétri.e de ces valeurs, qui sont innées et donc dans la nature de l’humain, se doit de les stimuler, de les développer et de les entretenir tant individuellement que collectivement pour aller de pair avec l’Histoire, ses changements et son évolution.

Ce sont ces valeurs qui permettent à l’être humain de se conduire d’une manière agréable aussi bien à ses semblables qu’à Dieu qui ne veut que du bien pour sa créature tout en étant, évidemment juste pour que cette vie ne soit pas une vanité. Ce qui ne sied absolument pas à la perfection de Dieu. En conséquence, on peut affirmer que la religion de Dieu ne saurait se départir de ce cadre et des exigences qu’il impose.


La dynamique historisante du discours coranique

Du fait même que la Parole divine s’est adressée à l’être humain et donc est descendue sur Terre, elle a embrassé une historicité, qui seule la rend compréhensible et accessible à l’intelligence humaine.

Toute lecture du discours coranique qui ne tient pas compte de cette dimension du sacré, le rend par cette intemporalité qu’elle lui imprime, malléable à souhait par les pensées individuelles et collectives, les idéologies et autres systèmes idéels.

Le discours coranique, quoiqu’on puisse penser de son origine, se plie nécessairement à une condition qui nécessite d’épouser les circonstances spatio-temporelles pour être intelligible à la mentalité d’un milieu et une époque circonscrits. C’est cette dynamique historisante qui rend au discours coranique sa double contemporanéité de l’époque et du milieu de sa révélation et des époques suivantes, que le temps et sa loi du changement a rendu différentes plus complexes et plus compliquées.

Le renouvellement incessant de la compréhension du message coranique

Le monde ne va-t-il pas en se compliquant ? Ne pas reconnaître cette nécessité, c’est faire fi de la loi de Dieu qui a créé le temps et ses effets. Le sas qui permet de faire le lien entre le passé et le présent et aussi l’avenir, n’est autre que le renouvellement incessant, suivant les exigences introduites par le facteur temps, de la compréhension de la finalité du message coranique.

C’est ce qu’on peut appeler l’interprétation ou la projection dans le temps de principes distillés, extraits du cas propre à une époque et à une représentation limitée dans le temps, pour guider l’action humaine dans les dédales d’une époque différente plus évoluée dans ses exigences, ses normes, sa mentalité, et surtout sa conscience de l’individu humain comme valeur suprême de la marche de l’Histoire.

Dieu, selon les époques, a choisi un groupe humain, donc une conscience et une représentation bien déterminées dans le temps et l’espace, pour qu’il devienne l’instrument et le porte-voix de son dessein. Un dessein qui dépasse indéfiniment les capacités de l’intellect de ce groupe, mais qu’il ne peut, par miséricorde, qu’arrimer à ces capacités.

Ainsi, il s’agirait d’un dessein divin qui se déploierait graduellement en fonction des changements que le temps introduit dans le processus de la vie de l’homme sur Terre et que la raison de celui-ci en saisit les différents paliers pour mettre sa conduite en adéquation avec les principes divins supérieurs qui se résument autour de la justice et la liberté de l’être humain et donc sa responsabilité sur Terre tant envers ses semblables qu’envers Dieu et sa Création.


Un transfert de responsabilité

Ce sont les changements qui ont fait de l’être humain ce qu’il est. Sans le changement, il serait resté une créature dépendante de son instinct et des contraintes que lui imposent son milieu et son environnement. Progressivement, sa raison, dont Dieu l’a doté, lui a permis de déchiffrer et d’accepter la partie du dessein Divin qui lui était accessible dans les limites du développement de cette même raison.

Ainsi, Dieu a guidé par sa Parole l’être humain jusqu’à ce que celui-ci ait atteint le seuil optimal nécessaire à une conduite par sa propre conscience. On ne peut en effet comprendre la fin de l’envoi de messagers divins qu’à cette condition.

La raison a pris le relais de la foi dans le processus de la conduite humaine. Cette substitution ne signifie pas un affranchissement total et irrémédiable à l’égard de la religion. Il s’agit d’un simple transfert de responsabilité sur les mêmes bases et les mêmes fondements. À savoir les hauts principes et valeurs éthiques que Dieu a assignés à la vie sur Terre.

Une lecture contextualisée et raisonnable du discours coranique nous révèle que son argumentaire repose beaucoup sur la réfutation d’un mode de pensée fondé sur la mythologie, la magie et autres traditions qui ne se rapportent en aucune manière à la méthode rationnelle « de cause à effet » : « Ils dirent : “(...) mais nous avons trouvé nos ancêtres agissant ainsi” » (s. 26, v. 74).


D’une communication locale à une sagesse globale

Alors que le Coran invite à une approche globale du monde, l’Arabe qui recevait la Révélation se suffisait d’une vue partielle ne dépassant guère son milieu et son environnement local. C’est ainsi que le Prophète était dénoncé par ses ennemis qurayshites, tour à tour, comme un poète, un magicien, un menteur, un rapporteur de mythes surannés, un conteur d’histoires, un homme habité du démon, etc. Cependant, jamais il ne fut considéré comme quelqu’un qui pensait ce qu’il enseignait, autrement dit un philosophe qui propose une explication du sens de la vie et du monde.

Cette vue partielle et localisée du monde de la pensée arabe de l’époque de la Révélation était la caractéristique essentielle de la conscience arabe et se reflétait même dans les aspects les plus évolués de leur vie, comme la poésie qui était le point d’orgue de leur culture. La pensée arabe de l’époque ne dépassait guère les limites de son contexte socioculturel tribal. Ce qui était au-delà n’existait pour elle que comme élément secondaire.

Face à cette mentalité, le discours coranique se trouvait dans l’impossibilité d’établir une communication efficace sans se soumettre aux conditions qui permettaient de toucher cette façon de concevoir le monde : « Nous avons ainsi révélé en arabe la sagesse » (s. 13, v. 37). Aussi a-t-il pris une coloration locale en puisant dans cette culture et les ressorts de cette société tribale qu’il voulait transformer dans un meilleur sens pour le bien des humains.

Si Dieu, dans sa toute-puissance, mais par magnificence et sa sagesse, a voulu tenir compte des capacités réelles d’un peuple, comment l’être humain ose-t-il se prévaloir du pouvoir d’emprisonner et de circonscrire la sagesse infinie de Dieu dans des limites locales étroites ?


Une religion qui se veut universelle et juste

Puisque la finalité de tout enseignement ou commandement divin est le bien des hommes et des femmes dans leur diversité, nul n’a le droit de se prévaloir de la légitimité divine pour ériger ce que Dieu a voulu comme particulier à un milieu délimité géographiquement, humainement et historiquement en conception générale et définitive et immuable de la conduite de tout homme et de toute femme.

Vouloir s’arcbouter sur une phase de l’évolution historique, c’est réduire une religion qui se veut universelle et juste envers les hommes et les femmes à la conduite sectaire de certains de ses adeptes que l’ignorance a figés dans le temps.

Or l’islam est venu en contradiction et en dépassement de l’éthique et des valeurs de la jahiliya (période antéislamique) avec un dessein beaucoup plus supérieur pour l’humanité. Un dessin divin qui tient compte de l’évolution et du développement de la conscience sur le chemin de la justice, de la liberté et de la dignité de la personne humaine.

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Ahmed Abdouni, ancien diplomate marocain.