Tareq Oubrou face aux « islamo-identitaires » : poser les enjeux du débat (1/2)

Par Michaël Privot, le 26/06/2019

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Les déclarations de l’imam de Bordeaux Tareq Oubrou enflamment une fois de plus la « muslimosphère » francophone. Accusé d’être un larbin docile du pouvoir en place souffrant d’un syndrome postcolonial, un suppôt de l’extrême droite, un migrant de première génération qui s’efface devant son maître et rase les murs, un béni oui-oui, un ignorant des réalités des Français-es musulman-e-s quand ce n’est pas un ignorant de l’islam tout court, le voici sommé de se taire, de s’interdire de conseiller les musulmans, et surtout les musulmanes. Quelques-uns lui feront grâce d’une certaine connaissance de sa religion, mais récuseront en bloc son approche.

Pourtant, il n’a rien dit qu’il ne répète en boucle depuis plus d’une décennie, de livres en interviews, de conférences en vidéos sur les médias sociaux. S’il est évident que l’on peut être en désaccord avec lui tant sur le fond que sur la forme, qui peut parfois manquer singulièrement de pédagogie, au moins peut-on lui accorder le crédit de la constance.



Désescalader les crispations dans la société

Son analyse repose sur le constat d’une crispation identitaire généralisée traversant la société française, dont un des principaux catalyseurs serait, selon lui, la visibilité disproportionnée de certaines pratiques musulmanes que son travail de canoniste, se fondant sur la longue tradition islamique (et non sur quelques lubies réformistes), considère comme accessoires et donc négociables.

Sa perception des rapports de force au sein de la société lui impose d’appeler à éviter d’aller au clash. Un clash qui se traduit déjà par une augmentation des violences à l’encontre des personnes qui se visibilisent comme musulmanes, en particulier les femmes. Il tente de désescalader cette crispation en négociant, selon les circonstances, certains signes visibles d’islamité qu’il considère non nécessaires. On est très loin d’une injonction qui vaudrait pour tou-te-s les musulman-e-s de France et de Navarre comme cela est répercuté par ses opposant-e-s.

En 2009 déjà, dans Profession imâm, un long entretien qu’il nous avait accordé ainsi qu’à Cédric Baylocq (Albin Michel, 2009 et 2015), il déclarait, qu’en tant qu’imam et théologien, son rôle n’était pas d’être un « syndicaliste de l’islam », ni des musulman-e-s d’ailleurs, ni de dire ce qu’ils ont envie d’entendre. Au contraire, il conçoit son rôle comme consistant à réfléchir à la société telle qu’elle se présente et à favoriser l’insertion, l’intégration, de l’islam dans la République pour enfin alléger la charge mentale et émotionnelle, voire physique, des fidèles qu’il côtoie au quotidien, notamment au travers de ses activités de mufti qui le mettent directement en prise avec la réalité vécue par les croyant-e-s, dans leur immense diversité.

Comprendre que le rôle d’un théologien dans sa communauté et dans le débat public n’est pas celui d’un militant contre l’islamophobie permettrait déjà de clarifier les enjeux et de comprendre que tout acteur n’a pas pour vocation à être aligné sur une supposée ligne de défense communautaire unique. Des rôles différents impliquent des perceptions et des appréciations différentes du réel et des options disponibles pour en mitiger l’impact sur les individus et les communautés auxquels ils prétendent tous deux appartenir. L’expression de cette diversité doit évidemment être pleinement respectée et entretenue dans un cadre respectueux évitant les procès d’intention et les déformations des positions des uns et des autres pour les besoins du positionnement marketing de sa cause.

Une levée de boucliers des « islamo-identitaires »

D’aucun-e-s peuvent être en complet désaccord avec son constat, son analyse des dynamiques sociales historiques qui ont amené à la préservation ou non d’autres confessions minoritaires par le passé, ainsi qu’avec les pistes qu’il propose à partir de sa réalité d’imam et de la façon dont il conçoit son rôle, à savoir contribuer à apaiser les tensions sociétales et éviter les ruptures pouvant mener à des violences de grande ampleur, tout en se focalisant sur l’essentiel.

Malheureusement, au lieu d’entrer avec lui dans un débat constructif et nécessaire sur les approches à adopter pour faire face à cette crispation sociétale autour de l’islam, que personne ne nie par ailleurs, on a assisté à une nouvelle levée de boucliers orchestrée immédiatement par celles et ceux que j’ai appelé-e-s les « islamo-identitaires ».

Je définis brièvement cette catégorie comme suit :

- celles et ceux qui considèrent que leur confession musulmane doit nécessairement s’afficher en privé comme en public, par des symboles, des pratiques, des propos, sans négociation possible, car cela reviendrait à négocier ce qu’ils ou elles pensent être leur identité ;

- celles et ceux qui font de l’islam un bouclier identitaire, qu’ils et elles soient pratiquant-e-s ou non. Face aux pressions, subjectives ou objectives, auxquelles ces personnes sont confrontées au quotidien, l’identité musulmane devient un rempart, une raison d’être, un moyen d’exister face à l’autre et/ou la société.

On pourra me reprocher que cette catégorie n’est pas exhaustive ou manquerait de nuances, mais elle circonscrit un certain sous-ensemble parmi les personnes qui se considèrent comme musulmanes, un segment particulièrement actif et dont il est intéressant d’analyser les réactions aux propos de Tareq Oubrou. Car il va de soi qu’une telle réaction épidermique, largement relayée à coup de memes avec deux phrases de l’imam sorties de leur contexte pour déclencher une réaction automatique, pour ne pas dire pavlovienne, de leur public et éviter que celui-ci ne s’intéresse de près aux propos de Tareq Oubrou, souligne des enjeux de positionnements et leurs contradictions sur lesquelles je souhaiterais m’arrêter un instant.

Quand l’identité se conjugue uniquement avec la visibilité

Dans ce terme composite, il est clair que l’accent est mis sur l’identitaire. En effet, dans leurs réactions, les personnes ainsi décrites n’ont eu de cesse de considérer les propos de Tareq Oubrou comme une atteinte à leur identité individuelle, confondue avec leur identité musulmane – ou plutôt même une identité musulmane prétendument unique, standardisée et indiscutable.

Sans surprise, comme à chaque fois, les réactions se sont focalisées sur la recommandation faite, dans certaines circonstances, de déposer le foulard ou d’éviter d’être obsessionnel sur le halal. Les réactions les plus fréquentes ont été de considérer que cela revenait à « raser les murs », « effacer l’identité de l’islam », « se soumettre aux diktats de la majorité », « renoncer à son identité »...

Il va de soi qu’il est parfaitement légitime de penser cela, mais, ce qui m’interpelle, en creux, c’est la représentation que ces personnes ont de l’islam et de ce qui constituerait l’identité « musulmane » : si le foulard est absolument indispensable pour être musulmane, a fortiori, toutes celles qui ne le portent pas ne sont pas musulmanes ; si considérer que tout doit être obligatoirement labellisé « halal » pour être consommé par un-e musulman-e, a fortiori, être musulman ne peut être prouvé que par ce que l’on ingurgite ; si seuls le foulard et le halal sont des signes prouvant l’islamité de la personne, alors des millions de musulman-e-s en France et Europe, pratiquant pourtant leurs obligations religieuses les plus essentielles (prières quotidiennes, jeûne), se voient dès lors immédiatement sortis de l’islam par ces postures identitaires, qui fusionnent indissociablement le paraître et le choix individuel d’appartenir à une communauté de foi – alors que les deux sont très loin d’être symétriques et mutuellement indispensables. Au contraire.

En effet, dans ce débat, il n’est nullement question de croyances ou de rites, il est question d’une forme spécifique d’identité : celle qui visibilise son appartenance à une supposée communauté de foi (au sens de posséder une foi commune). Une identité prise comme normative, et dès lors essentielle aux représentations de soi que développent celles et ceux qui l’adoptent. La discrétion quant à la visibilisation physique de ses convictions dans la sphère, voire l’espace, publique, qui s’est imposée comme la norme sociale majoritaire en France (quelle que soit l’appréciation que l’on puisse avoir de ce fait), est dès lors perçue comme profondément antinomique avec cette compréhension spécifique de l’islam.

Pourtant, d’un point de vue purement religieux (au sens de théologique), la discrétion, voire l’invisibilisation de son appartenance, peut être parfaitement construite et intégrée dans un rapport confessant apaisé à sa société et au monde, mais pas d’un point de vue identitaire qui, lui, va vouloir s’inscrire dans un rapport différentialiste envers sa société et chercher à marquer à tout prix des signes de distinction, voire de rupture dans les cas extrêmes.

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En effet, selon cette perspective, l’affirmation de son existence individuelle est construite sur la démarcation personnelle et groupale de sa différence autour d’un petit nombre d’éléments symboliques, plutôt que sur l’adhésion intime et individuelle à un ensemble de croyances et de rites dont la pratique n’exige pas de démonstration publique hors des cadres prévus à cet effet (mosquées, processions…). En quelque sorte, cela signifie qu’un nombre considérable d’« islamo-identitaires » ont définitivement acté que l’être compte infiniment moins que le paraître, et que le paraître a été incorporé comme relevant du registre de la foi plus que l’être.

Il n’est pas étonnant, en conséquence, que toute évocation de la possibilité, voire de la nécessité, de négocier ce paraître soit considérée comme insupportable, un casus belli. Le fait que l’on prie ou médite sur le Coran n’est d’ailleurs pas un sujet de conversation pour les « islamo-identitaires » puisque l’on peut être absolument hors de toute pratique, voire athée, dès lors qu’il s’agit de défendre ou promouvoir une identité qui peut être entièrement vidée de son contenu religieux. Par exemple, être un acharné de la défense du jeûne de Ramadan le plus orthodoxe alors qu’on ne le pratique pas soi-même et que l’on n’y croit pas du tout, entre autres parce qu’il visibilise et concrétise pendant un mois l’existence d’une communauté au demeurant quasi invisible en tant que « communauté » le reste de l’année, et qu’il active des loyautés familiales et des solidarités communautaires.

Poser les enjeux du débat

Un des enjeux du débat, et peut-être cela restera-t-il un vœu pieux à ce stade, sera d’articuler le plus grand nombre possible d’éléments historiques, sociologiques, politiques, religieux pour comprendre tant les évolutions individuelles que groupales et sociétales : pouvoir à la fois réaliser dans quel type de contexte politique sont nés les discours politiques à dimension théologique qui ont fait du port du foulard et de la consommation halal des pratiques obligatoires et piétistes, qui sont devenues ensuite des marqueurs identitaires probablement au-delà de toute attente, puis qui ont été profondément intégrées par des populations musulmanes en voie de réislamisation comme faisant partie de la pratique orthodoxe et étant consubstantielles à l’islam depuis les origines.

Le manque de profondeur historique quant à la connaissance de leur religion chez un grand nombre de musulman-e-s et l’accès fléché à un corpus très limité d’auteurs, tous plus ou moins porteurs de la même pensée auxquels ils et elles sont confronté-e-s ont facilité ce processus d’appropriation de cette vision très particulière de l’islam.

Dès lors qu’elle était partagée à une telle échelle, il est évident qu’un musulman peut concevoir qu’il est impératif de porter une barbe teintée au henné pour se distinguer de la masse, sans avoir la moindre idée de la filiation historique de cette obligation, croyant mordicus qu’il s’agit d’un prescrit religieux, attendu de son Dieu.

Ainsi en va-t-il du foulard, ou encore de la consommation halal. Accuser celles et ceux qui s’y adonnent, dès lors, de suppôts de l’islamisme est un raccourci facile, niant fatalement la réalité des parcours et des expériences individuelles (et rendant, du même coup, une telle critique inaudible par les premièr-e-s concerné-e-s), même si, en effet, dans le même temps, volens nolens, ils et elles cotisent ce faisant à la diffusion de cette version identitaire de l’islam, convaincu-e-s qu’il s’agit là de la seule et unique bonne version, de toute éternité.

Réintroduire de la perspective historique et politique, tout en évitant les aliénations réciproques, ne va pas être mince affaire, d’autant qu’au cours des 30 dernières années, nous avons vu émerger, pour ne mentionner qu’elles, une génération de femmes qui ont été exposées à un discours normatif essentiellement masculin leur enjoignant de se voiler dans leur jeunesse, qui ont dû faire face, pour beaucoup d’entre elles, à des sacrifices immenses au nom de ce qu’on leur avait vendu comme un pilier de la foi, pour se retrouver, plus tard, face au même personnel religieux ou associatif, voire à leurs enfants (entreprenariat identitaire familial oblige), qui leur vend aujourd’hui, avec autant de conviction, que le hijab ne serait plus une obligation religieuse. Que d’aucunes décident d’envoyer toute autorité religieuse masculine par-dessus bord, sur cette question précise qui les concerne au premier chef, et de se chercher une voix/voie autonome, est pleinement compréhensible. Ce qui souligne d’autant plus la complexité de la situation présente.

Reconnaître et dépasser les violences symboliques

Terminons cette première partie par un mot sur les violences symboliques que cristallise cette polémique. Si l’on se place du point de vue d’un-e « islamo-identitaire », on peut comprendre que les propos de Tareq Oubrou soient ressentis comme particulièrement violents à leur égard. Ils semblent nier ce qui leur permet d’exister au quotidien. Or il n’y a de pire violence symbolique que celle-là. Je doute que cela soit leur intention, mais peu importe, tel est le ressenti.

Mais alors, il convient que les « islamo-identitaires » s’interrogent, pour une fois, sur la violence de leurs propres discours : se présenter comme les seuls détenteurs de la bonne version de l’islam est d’une violence symbolique aussi puissante envers toutes celles et ceux qui pratiquent l’islam de manière différente, qui décident de ne pas manifester visiblement leur appartenance au travers d’une consommation, de pratiques ou du port d’attributs vestimentaires ostentatoires. Leur islamité leur est systématiquement déniée, en creux, dès lors que le propos « islamo-identitaire » affirme « nous, les musulmans », cet ensemble ne contenant, il va de soi, que les musulman-e-s qui leur ressemblent. Pas les autres.

Violence également dans le deux poids-deux mesures quand il s’agit de dénoncer les imams « blédards », importés, qui ne connaîtraient rien de la réalité française et donc n’auraient pas droit de cité pour conseiller la « normalisation » aux musulman-e-s de France.

Paradoxalement, on s’attendrait à des dénonciations aussi fortes, voire violentes, quand un imam d’origine algérienne, tout aussi « importé », tient des propos antisémites en faisant appel à une certaine tradition islamique, ou, en Belgique, quand un imam d’origine marocaine trouve « normal » de dire en chaire que frapper sa femme fait partie du corpus islamique de base. Si, dans les deux cas, les instances dont ils dépendent ont pris des mesures salutaires, on n’a rien entendu, du côté « islamo-identitaire », pour dénoncer ces propos violents qui nuisent directement à l’image des musulman-e-s et à la cohésion de nos sociétés, en venant conseiller aux musulman-e-s de France et d’ailleurs des pratiques d’un autre âge qui auraient mérité – en toute cohérence – une réaction aussi puissante. Si la violence symbolique s’inscrit dans les discours, elle s’inscrit aussi dans les silences.

Enfin, je ne peux que m’interroger sur l’injonction faite aux musulman-e-s, de l’imam au croyant lambda, de la part d’« islamo-identitaires », de soutenir leurs démarches ou de se taire, empêchant tout débat constructif sur nos rapports respectifs à la société, au prétexte que le fait qu’un imam dise que le foulard ou un « halal » maximaliste ne seraient pas des obligations religieuses déforcerait leur combat.

La question est légitime de savoir pourquoi toutes celles et ceux qui se considèrent comme musulman-e-s devraient soutenir publiquement, ou au moins se taire, face à ce qu’ils et elles peuvent considérer comme des comportements disproportionnés ou encore pourquoi une majorité devrait se retrouver otage d’une minorité composée d’individus qui ont choisi, pour leur propre bénéfice uniquement, pour ce qu’ils et elles croient être leur salut individuel, un chemin de rigorisme et d’auto-visibilisation, dont les conséquences sociétales sont pourtant subies par tou-te-s. Cette injonction questionnable au soutien ou au silence, au-delà de la violence de l’embrigadement communautaire qu’elle promeut, ne reflète-t-elle pas la fragilité des convictions des acteurs et actrices « islamo-identitaires » quant au bien-fondé de leurs pratiques, ainsi que de l’argumentaire sur lequel celles-ci reposent ? Aussi motivé-e-s soient-ils et elles, leurs adeptes convaincu-e-s ne peuvent que ressentir, et gérer, la dissonance dans laquelle celles-ci les enferment.

Si d’aucun-e-s peuvent sans aucun doute y trouver du bonheur, de l’épanouissement et du contentement de soi, voire des raisons d’exister, et c’est bien légitime, on peut néanmoins s’interroger sur le sens et la pertinence de ces pratiques dès lors qu’elles impliquent a minima, pour pouvoir exister, le consentement silencieux, et surtout l’infinie patience, d’une communauté de foi élargie qui doit s’imposer de subir les conséquences de pratiques dans lesquelles elle ne se reconnaît pourtant pas. C’est là une asymétrie qu’il est impératif d’analyser.

C’est tout cela, et plus encore qu’a mis en branle la polémique autour des propos de Tareq Oubrou.

Il est urgent de s’interroger collectivement, à leur lumière, sur l’avenir que nous voulons pour nous-mêmes au sein de nos sociétés et de questionner notre responsabilité individuelle et collective à ce niveau, tout en l’articulant avec le fait de rappeler à nos institutions étatiques et communautaires leur responsabilité de créer un cadre de vie épanouissant pour tou-te-s, le tout en prenant acte, enfin, de notre pluralité et de sa légitimité à s’exprimer, ainsi qu’à poser des choix de vie radicalement différents.

Lire la seconde partie de l'analyse : Quels postulats implicites déterminent l’approche des « islamo-identitaires » ?

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Michaël Privot est islamologue et collaborateur scientifique du Centre d'étude de l'ethnicité et des migrations (CEDEM) rattaché à l'Université de Liège.

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