La Turquie étend son influence en Afrique, le soft power avant tout

Par Bayram Balci, le 09/09/2024

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À partir de la fin des années 1990, Ankara a commencé à tourner son attention vers l’Afrique. Par la suite, cette politique a été fortement encouragée par le président Erdogan, qui a exploité l’islam pour étendre l’influence de son pays, explique le chercheur Bayram Balci.

La contestation et le recul de l’influence des puissances ex-coloniales s’accélèrent sur le continent africain et aiguisent l’appétit parfois gargantuesque de nouveaux pays, jusqu’ici absents du paysage géopolitique. Alors que la présence française est remise en question au Mali, au Niger et au Burkina Faso, d’autres pays comme la Russie, la Chine, l’Inde, Israël, ou la Turquie semblent y trouver un bon accueil.

Dans le cas de la Turquie, objet de cet article, l’intérêt pour l’Afrique naît il y a une vingtaine d’années, mais c’est depuis une dizaine d’années qu’il s’est mû en une politique concrète et a gagné en visibilité. Le caractère distinctif de l’action turque sur le continent africain relève d’une approche multisectorielle, c’est-à-dire qu’elle a une dimension économique, politique, culturelle, religieuse et même militaire.

Dans cet éventail des possibles, favorisés par la conjoncture internationale, la dimension culturelle et religieuse, englobée dans le concept de soft power, nous apparaît la plus intéressante à analyser car elle concerne l’infusion sur le long terme d’idées et de pratiques, et témoigne d’une ambition soutenue et durable. Ainsi, le présent article vise à dessiner les grandes lignes de la politique d’influence de la Turquie dans les différents contextes du continent africain.

La Turquie en Afrique, une arrivée tardive

Héritière de l’empire ottoman, la Turquie connaît assez bien l’Afrique du Nord et un peu la Corne de l’Afrique, mais pendant longtemps elle ne s’est jamais aventurée au-delà du Sahara. Longtemps, elle a reproduit ce schéma, avant d’oser tenter sa chance plus loin. Il fallut attendre 1998 pour que le gouvernement de l’époque, enhardi par ses succès dans l’espace post-soviétique caucasien et centrasiatique ouverts depuis peu, lance une stratégie turque pour l’Afrique, y compris sa partie sub-saharienne.

Malheureusement, la crise économique qui frappa la Turquie de plein fouet à cette époque n’a pas permis de résultats probants. Les planètes s’alignent en 2002, avec l’arrivée au pouvoir de l’AKP. Fort de sa jeunesse politique et de son assurance, Erdogan met en œuvre une politique étrangère audacieuse, jusqu’en Afrique. Le pays a surmonté la crise et connaît une période d’accalmie des tensions sociales et politiques comme jamais auparavant dans la République depuis sa fondation. En peu de temps, le nombre d’ambassades passa de 12 à 41, le volume des échanges économiques entre 2003 et 2023 fut multiplié par huit.

De manière générale, l’entrée dans la mondialisation des entrepreneurs économiques mais aussi culturels et humanitaires turcs contribue à exporter à travers le monde entier, notamment en Afrique, l’image d’un modèle turc laïque et libéral. Attractivité, influence et soft power sont à la fois cause et conséquence de cette ouverture turque vers le monde.

La Turquie à la conquête de l’Afrique à partir des années 2000

Nous avons la fâcheuse habitude de réserver la notion de soft power aux grandes puissances américaine ou européennes, mais en réalité chaque pays est potentiellement détenteur d’une forme d’influence par la culture, la langue, les idées ou la religion. Pour la Turquie, la notion de soft power devient pertinente surtout avec la fin de la Guerre froide. En effet, de l’ancien bloc de l’Est émergent sur la scène internationale de nouveaux pays et du fait de son passé ottoman, la Turquie joua de cette proximité historique avec les Balkans, ou de sa parenté ethnolinguistique et culturelle avec les peuples turciques du Caucase et d’Asie centrale (Azerbaïdjan, Turkménistan, Ouzbékistan, Kazakhstan et Kirghizstan).

Par ailleurs, les bouleversements de l’ordre international, la mondialisation mais aussi les mutations propres à la Turquie ont favorisé la projection d’ambitions au-delà de sa zone traditionnelle d’influence, notamment en Afrique. Ainsi, l’exportation d’un soft power turc en Afrique et ailleurs s’appuie sur des instruments mis en place par la diplomatie publique comme la TIKA (Türkiye Isbirligi ve Kalkinma Ajansi), l’Agence de coopération économique et de développement, mais dont les activités touchent aussi les domaines culturels, éducatifs, et patrimoniaux.

Notons aussi la création de la YTB (Yurtdışı Türkler ve Akraba Topluluklar Başkanlığı), la Direction de coopération avec les communautés turciques et apparentées de l’étranger. La YTB mène une politique d’influence qui encourage des milliers d’étudiants, notamment africains, à aller étudier en Turquie. Ainsi, le nombre d’étudiants boursiers africains en Turquie a connu un accroissement spectaculaire, puisqu’il se situe actuellement à plus de 60 000 étudiants.

Ils existent également les instituts Yunus Emre qui œuvrent à l’enseignement du turc partout dans le monde, mais de plus en plus en Afrique où la demande est forte du fait du développement des liens divers avec la Turquie et des opportunités de formation et de carrière offertes par ces instituts.

Enfin, la fondation Maarif est une agence étatique qui supervise la gestion de centaines d’écoles turques. Son rôle s’est trouvé renforcé depuis la rupture entre l’État turc et la nébuleuse de Fethullah Gülen, qui avait joué un rôle pionnier dans l’implantation culturelle et éducative de la Turquie en Afrique au début de la décennie 2000. Longtemps le mouvement de Fethullah Gülen fut le plus important acteur privé du soft power turc, mais il ne fut pas le seul. D’autres mouvances religieuses, notamment confrériques comme celles issues de la Nakshibendiyya continuent jouer un rôle crucial dans la diffusion d’une influence turque, en Afrique et ailleurs.

La centralité de l’islam dans le soft power turc en Afrique

Mes recherches sur la présence turque en Afrique m’ont conduit à effectuer des enquêtes de terrain sur le continent auprès des acteurs turcs et en Turquie auprès des nombreux étudiants africains. Ces derniers, à la question « pourquoi avez-vous choisi d’étudier en Turquie ? », répondent très souvent par : « Parce que la Turquie est un pays musulman, moderne et développé. » Puis ils rajoutent : « Son président, Erdogan, défend les musulmans dans le monde ». Cette affirmation, même si elle ne concerne que les jeunes africains venant de pays majoritairement musulmans, en dit beaucoup sur l’image et la perception de la Turquie auprès des Africains, et de la place de la religion dans la politique turque. Recep Tayyip Erdogan cultive cette image de leader musulman qui s’engage dans la défense de la dignité des musulmans dans le monde, et à ce titre sa politique reçoit un écho positif dans plusieurs pays musulmans, notamment en Afrique. Aussi, la nature des différents acteurs de la présence turque sur ce continent reflète de la centralité de l’islam dans la politique d’Ankara. Étatiques ou privés, les plus influents acteurs turcs sont très souvent issus de la Turquie conservatrice et musulmane.

La Direction des Affaires religieuses (Diyanet) est parmi les premiers acteurs étatiques turcs que l’on rencontre sur le terrain quand on s’intéresse au soft power de la Turquie en Afrique. Organisme de gestion et de régulation de l’islam en Turquie, cette direction accompagne depuis une vingtaine d’années l’État turc dans sa politique étrangère. On le sait pour l’Europe où elle est active depuis des décennies dans les villes où vit une importante communauté originaire de Turquie, mais on a tendance à l’oublier pour le reste du monde. Dans les Balkans, dans le Caucase et en Asie centrale, la Diyanet a aidé la Turquie à répondre aux besoins religieux de ces sociétés tout juste libérées de l’athéisme socialiste forcé.

En Afrique, le même travail a été entrepris et se poursuit par le biais d’un important programme d’aide humanitaire, mais surtout, par la formation d’étudiants en théologie, l’envoi de conseillers pour la formation des élites religieuses et le lancement de programmes de restauration ou de construction de lieux de culte, ce qui place la Turquie en concurrence avec d’autres pays musulmans comme l’Arabie Saoudite, le Maroc ou l’Egypte. Consciente que l’islam est une composante essentielle des sociétés locales, la Diyanet s’adapte en Afrique à une clientèle dont la religiosité est primordiale et qui est demandeuse d’une coopération religieuse et d’aide humanitaire, ce qui constitue un levier d’influence pour la Turquie.

À vrai dire, l’islam est présent depuis le début dans la politique d’ouverture de la Turquie vers l’Afrique subsaharienne. Comme cela a été mentionné préalablement, les premiers agents, hussards de la présence turque en Afrique subsaharienne, étaient aussi issus de la composante islamique de la société turque. La mouvance de Fethullah Gülen, une organisation combinant le religieux, l’entreprenariat économique, le nationalisme turc et la bonne entente avec le pouvoir d’Erdogan, avait joué un rôle crucial dans l’implantation du soft power turc. Ses réseaux d’écoles et de fondations caritatives, développés d’abord entre la Turquie et le bloc de l’Est, dans les Balkans, le Caucase et en Asie centrale, ont essaimé en l’Afrique dès le début de la décennie 2000.

Mais de partenaire privilégié, ils sont devenus d’irréconciliables ennemis pour le pouvoir turc. Après avoir travaillé main dans la main avec le pouvoir d’Erdogan, au profit du soft power turc dans le monde entier, la mouvance a rompu avec lui pour de profondes divergences politiques. Chassés et réprimés en Turquie, avec leurs fondations systématiquement saisies par le pouvoir, les Gülenistes ont également été combattus et quasiment éradiqués en Afrique.

Si, dans la plupart des pays, leur existence est désormais faible voire insignifiante, il n’en demeure pas moins que leur contribution a été essentielle dans l’établissement initial de liens forts entre la Turquie et l’Afrique. Pour pallier la disparition du réseau güleniste, l’État turc a mis en place une fondation éducative, dite Maarif. Même si cette dernière s’inscrit contre le mouvement de Gülen, en réalité elle ne fait que marcher dans ses pas pour poursuivre la politique d’influence des Gülenistes fondée sur des valeurs islamiques, pour former de nouvelles élites dans ces pays et assurer leur allégeance spirituelle à la Turquie.

Deux autres acteurs islamiques privés méritent d’être mentionnés pour leur rôle dans la diffusion de l’islam turc en Afrique. En premier lieu, le mouvement confrérique issu de la Nakshibendiyya, c’est-à-dire la communauté de Süleyman Hilmi Tunahan. En Turquie comme partout dans le monde, sa priorité est la mise en place de mini madrasa et des foyers estudiantins pour soutenir les jeunes dans leurs études dans un environnement religieux. Avec ses centres en Turquie et les dizaines de madrasas ou d’organismes humanitaires qu’elle gère en Afrique, cette communauté forme une nouvelle classe de jeunes Africains qui parlent turc et qui aident à la consolidation des liens entre leur pays et la Turquie.

Contrairement aux Gülenistes, qui cherchaient à infiltrer les structures du pouvoir pour les influencer, les Süleymanci se concentrent principalement sur la prédication. L’autre acteur est lui aussi d’inspiration nakchibendie, mais sa direction actuelle est rattachée à la fondation Aziz Mahmut Hüdayi Vakfi dont le chef spirituel est Osman Nur Tobpas. De façon assez similaire à la stratégie des Süleymanci, ce groupe gère lui aussi d’importantes activités caritatives et éducatives en Afrique. Les fonds récoltés en Turquie sont distribués en Afrique, où la jeunesse qui en bénéficie développe un tropisme certain à l’égard de la Turquie.

Mes recherches sur le terrain ainsi que d’autres travaux sur la présence turque en Afrique montrent que l’influence culturelle turque est en nette progression ces dernières années. La raison principale du succès de cette politique est l’activisme de l’État et des acteurs non gouvernementaux turcs, mais il est aussi à mettre au crédit des mutations internes à l’Afrique, et des bouleversements de l’ordre international, qui remettent en cause la suprématie post-coloniale occidentale en Afrique.

Le déclin de l’Occident et l’anti-néocolonialisme

Depuis une dizaine d’années, deux processus intrinsèquement liés sont à l’œuvre en Afrique : le déclin des puissances traditionnelles et l’émergence d’un fort courant souverainiste. Le monde occidental voit ses valeurs et sa suprématie économique reculer et assiste interloqué aux revendications panafricaines, qui veulent en finir définitivement avec l’esprit colonial, « mal déguisé sous des couverts de coopération » selon de nombreux critiques en Afrique.

Comme le montrent les cas du Niger, du Mali et du Burkina Faso, la grave détérioration des relations avec la France, qui aux yeux des Africains incarne cet Occident ex colonial et décadent, contribue indirectement à laisser le champ libre aux puissances émergentes. La Russie tente de s’y implanter mais avec une approche centrée sur les questions de défense et de sécurité, alors que d’autres acteurs comme la Turquie développent une approche multi-sectorielle. Certes, la Turquie n’est pas en mesure de remplacer la France dans les secteurs où cette dernière est en déclin, mais son recul facilite grandement l’implantation d’Ankara.

Par ailleurs, la mondialisation, à laquelle l’Afrique participe de plus en plus, aide les élites et même les sociétés civiles africaines à s’ouvrir à de nouveaux horizons. De fait, la compagnie Turkish Airlines en développant des liaisons directes avec différentes capitales africaines et permettant de voyager en Turquie, élargit le champ des possibles et participe à la prise de conscience que le partenariat avec l’Occident n’est pas le seul horizon indépassable. Ainsi la Turquie bénéficie-t-elle de ce désamour pour asseoir son influence.

Quelles perspectives pour l’influence turque en Afrique ?

Des doutes, ou du moins des interrogations existent quant à la durabilité et soutenabilité de cet opportunisme diplomatique, économique et culturel turc en Afrique. En effet, la crise économique et le grave séisme qui a frappé la Turquie le 6 février 2023 auraient pu freiner l’ouverture du pays vers l’Afrique. Un an et demi après cette catastrophe la question ne se pose plus. Le recentrage prioritaire des institutions et des ONG pour la reconstruction des villes détruites par le séisme n’a interrompu que partiellement les actions en Afrique. Par ailleurs, les liens tissés entre Ankara et le continent africain, étant déjà assez solides et diversifiés, poussent certains Turcs, affectés par la crise économique en Turquie, à venir tenter leur chance en Afrique.

Enfin, la politique turque en Afrique résulte pour l’essentiel de la volonté d’un seul homme, Erdogan, si bien qu’on l’appelle « Erdogan l’Africain » dans les milieux turco-africains. Le fait que la stratégie repose beaucoup sur un seul individu pose la question de la pérennité de l’entreprise au-delà de la personne d’Erdogan. Là aussi, ce qu’il a insufflé a permis de tisser des liens étroits et solides, notamment au sein des organisations privées, et devrait permettre aux relations turco-africaines de perdurer et s’épanouir, indépendamment du renouvellement des élites politiques.

De plus, les milliers d’étudiants africains formés en Turquie commencent à entrer dans la vie professionnelle, y compris dans les sphères décisionnelles économiques et politiques, contribuant ainsi au renforcement des liens entre la Turquie et l’Afrique. Ainsi, au vu des volumes et des valeurs, l’influence turque peut paraître encore marginale et modeste, mais son inscription dans le temps long par le soft power et par une approche multisectorielle lui assure une implantation solide et résistante, intéressante à suivre. Qui va piano, va sano. Qui va doucement, va sainement.

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Bayram Balci est chercheur au CNRS. Entre 2017 et 2022, il a dirigé l’Institut français d’études anatoliennes à Istanbul, en Turquie. De décembre 2012 à septembre 2014, il a été chercheur invité à la Carnegie Endowment for International Peace, à Washington DC. De 2006 à 2010, il a aussi dirigé l’Institut français d’études sur l’Asie centrale (IFEAC) à Tachkent, en Ouzbékistan. Ses recherches portent sur les relations entre islam et politique dans l’espace post-soviétique et sur la Turquie dans son environnement régional, le Caucase, l’Asie centrale et le Moyen-Orient. Première publication en septembre 2024 sur le site de la fondation Oasis.

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