Les mots piégés du débat républicain
Après être revenu sur l'origine du mot « universalisme » et sa balade dans l'actualité, un spécialiste nous aide à y voir encore plus clair. Paul Baquiast est historien de la République et auteur de plusieurs ouvrages sur l'histoire républicaine, dont le plus récent, « Emmanuel Arago ou Le roman de la République » (Editions du Félin, 2021) qui met en lumière l'un des pères fondateurs de la Troisième République.
Pensez-vous que le concept d'universalisme soit encore aujourd'hui opérant, en particulier pour la jeunesse ? Comment présenteriez-vous à cette jeunesse pour qu'elle comprenne qu'il est actuel ?
Je crois que la fraternité parle à la jeunesse et donc il faut lui montrer que l'universalisme et la fraternité sont totalement liés. Et il faut aussi décliner l'universalisme dans le concret, montrer que l'universalisme en actes permet une vie plus souriante et rend possible le collectif. A l'école, par exemple, l'universalisme, c'est le fait de donner le même enseignement à tout le monde et de fréquenter les mêmes lieux, quelles que soient ses croyances ou ses non-croyances et quelles que soient les origines.
Dans un discours de 1879, je m'adresse à l'historien, Victor Hugo déclarait en parlant de l'Afrique : « Allez les peuples, emparez-vous de cette terre, prenez-la. A qui ? A personne. (...) Dieu offre l'Afrique à l'Europe. » Que répondez-vous à ceux qui disqualifient l'universalisme républicain en raison de ce qu'ils appellent des manquements, en particulier lors de l'aventure coloniale, comme l'illustrent ces mots du grand républicain que fut Victor Hugo ?
Dans un deuxième temps, je dirais que le colonialisme et l'universalisme ne doivent pas être confondus. Ce sont deux choses différentes. Alors, si parfois on les confond, c'est parce que, en effet, certains colonialistes se sont référés à l'universalisme des valeurs européennes pour justifier les conquêtes coloniales. Il se met dans les pas, en quelque sorte, de la pensée d'un Jules Ferry. Jules Ferry, qui est à la fois le père de l'école moderne qu'on connaît, l'école gratuite, laïque et obligatoire, est également le grand promoteur de la politique coloniale de la France. Et Jules Ferry promeut la politique coloniale au nom des Lumières, au nom de la science, au nom des techniques. Il considère que c'est une obligation morale que de les apporter aux peuples dont il pense qu'ils en sont privés. De ce point de vue-là, Jules Ferry l'instituteur et Jules Ferry le colonisateur sont les deux visages d'une même volonté d'apporter et diffuser les connaissances.
Ça n'a pas vraiment marché.
Mais je voudrais insister sur un fait moins connu qui est que beaucoup d'universalistes étaient hostiles à la colonisation. On met toujours en avant Jules Ferry ou éventuellement Victor Hugo dans le discours que vous avez évoqué tout à l'heure. Mais Clemenceau, par exemple, qui est un très grand nom de l'histoire républicaine, était un adversaire acharné à la politique coloniale et c'était d'ailleurs à son époque le plus grand ennemi politique de Jules Ferry. Par ailleurs, je dirais que la position de Jules Ferry aujourd'hui, est très ancienne, très datée. Elle a été réfutée par l'universalisme lui-même. N'oublions jamais que c'est au nom du discours universaliste et au nom de la Déclaration des droits de l'homme que s'est construit le discours anticolonial.
Alors, justement, je voudrais arriver à ma question suivante. Robert Badinter appelait, il y a quelque temps, à ne pas abdiquer l'universalisme au différentialisme, considérant que l'universalisme est le combat pour l'égalité et alors le combat pour les droits de l'Homme. Êtes-vous d'accord avec cette vision de l'universalisme ?
A l'inverse, l'universalisme part de l'idée que, certes nous avons des différences, mais parce que nous sommes des êtres de raison, des êtres de réflexion, nous sommes en capacité de nous rencontrer, nous pouvons nous parler, nous pouvons penser ensemble et nous pouvons construire ensemble.
Y a-t-il des limites à cet universalisme ?
Autre chose, je pense que l'universalisme, s'il s'oppose au différentialisme, ne doit en rien s'opposer à la différence. Là, il y a un grand malentendu. La différence est une très belle chose si on voit en elle une source d'enrichissement et non pas de ségrégation. Le principe de laïcité, par exemple, qui est une des déclinaisons de l'universalisme, est en réalité une protection des différences de chacun, qui sont reconnues et protégées dans la sphère privée. Même si, dans la sphère publique, on demande de les passer sous silence.
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Pierre Henry est le président de l’association France Fraternités, à l’initiative de la série « Les mots piégés du débat républicain », disponible également en podcast sur Beur FM..