Après l’assassinat d’Aboubakar Cissé, « nous avons demandé au président de mettre un terme à la stigmatisation systématique des musulmans »

Par Hanan Ben Rhouma, le 30/04/2025

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L’attaque islamophobe visant la mosquée de La Grand-Combe, dans le Gard, n’a pas laissé Emmanuel Macron indifférent. Afin de marquer sa solidarité auprès des musulmans de France, le président de la République a reçu, mardi 29 avril, le recteur de la Grande Mosquée de Paris, Chems-Eddine Hafiz, et la présidente de la Coordination des associations musulmanes de Paris (CAP 75), Najat Benali. L'énergique rectrice de la mosquée de Javel, dans le 15e arrondissement de la capitale, par ailleurs participante au Forum de l’islam de France (Forif), revient plus en détail auprès de Saphirnews sur cette rencontre, qui est intervenue la veille d'une autre prévue de longue date entre le ministre de l'Intérieur, Bruno Retailleau, et des acteurs du Forif.


Saphirnews : Quel accueil avez-vous reçu du président de la République ?

Najat Benali : Tout d’abord, permettez-moi de préciser que moi-même et le recteur de la Grande Mosquée de Paris avons été reçus par le président de la République à son initiative. Sa demande nous a été transmise par l’Elysée hier soir (lundi 28 avril, ndlr). C’est vraiment une démarche qui est la sienne.

Il était hyper important pour moi de lui dire que je n’étais pas là uniquement en tant que rectrice d’une mosquée parisienne ou même présidente de la CAP, mais en tant que participante au Forif. Du coup, lorsque j’ai reçu l’invitation, j’ai aussi échangé en amont avec le groupe constitué des responsables départementaux du culte musulman (ARL) pour me faire porte-parole d'un nombre important de participants au Forif. Je n’avais pas envie de délivrer un avis personnel, mais de faire des remontées de terrain qui soient de l’ordre du réel, pas de ce qu’on suppose ou qu’on imagine.

Le président a souhaité nous convier à cet entretien au regard de l'émotion que ressent actuellement la communauté musulmane. Il nous a accueillis de façon très chaleureuse en nous demandant de lui exprimer franchement dans quel état d'esprit les musulmans sont.

Que retenez-vous de vos échanges ?

Najat Benali : Ce qui m’a marqué, c’est qu’il était vraiment dans une posture d'écoute de ce qui se vit et se dit sur le terrain. L’entretien a quand même duré 1h30. J’ai eu le sentiment qu’il comprenait la gravité de la situation. Il nous a réaffirmé avec force que les musulmans ont tout le soutien de la Nation. Il a aussi dit, avec beaucoup de conviction, que la haine antimusulmane, comme toutes les formes de haine, n'auront jamais leur place en France. Il a tenu des propos qui tentent de rassurer la communauté musulmane face à nos constats.

Cet événement dramatique s'inscrit dans un climat délétère sur lequel nous avons particulièrement alerté depuis plusieurs mois nos différents interlocuteurs.

Quels constats avez-vous justement porté à cette occasion ?

Najat Benali : J’ai fait en sorte de lui transmettre le plus fidèlement possible ce qui nous est remonté du terrain même si les émotions sont très fortes. On vient de vivre l'assassinat ignoble d'Aboubakar Cissé dans l'enceinte même d'une mosquée et, surtout en plein acte de prière. Il était en prosternation, l’acte le plus intime pour un croyant. On a été extrêmement choqués et meurtris. Le recteur Chems-Eddine Hafiz a dit avoir eu au téléphone le frère de la victime qui a confirmé que c’était un jeune homme très apprécié de sa communauté, investi au sein de la mosquée.

J’ai indiqué que cet événement dramatique s'inscrit dans un climat délétère sur lequel nous avons particulièrement alerté depuis plusieurs mois nos différents interlocuteurs. Nous l’avons fait au niveau local, nous l'avons aussi fait au niveau national à travers le Forif. Notre objectif n’était pas de faire dans l'alarmisme, mais d'éviter une tragédie et, dans la réalité, on était loin d'imaginer que ça pouvait arriver de cette façon. Vraiment, on n’imaginait pas une seconde que ce genre d'horreur pouvait arriver.

En même temps, le climat ambiant est stigmatisant, désigne les musulmans comme une menace et qu’il y a une espèce d'indifférence totale qui, malheureusement, ne peut qu’aboutir à ce genre de drame. Les musulmans craignent que le meurtre d’Aboubakar Cissé ne soit pas un acte isolé. D’ailleurs, la famille ne comprend pas pourquoi le Parquet national antiterroriste ne s’est pas saisi de l’affaire alors qu’il s’agit clairement d’un acte de terreur pour les musulmans. Nous avons dit au président que la non-qualification de ce meurtre en attentat terroriste accentue le sentiment d'inquiétude et d'incompréhension, nourrissant l'impression d'un traitement inégal et d'un deux poids, deux mesures préoccupant.

L’ensemble de nos concitoyens musulmans dénoncent une stigmatisation croissante à leur encontre à travers, entre autres, des discours politiques qui sont notamment ceux portés par des membres du gouvernement…

Najat Benali : On observe une stigmatisation systématique des musulmans de façon totalement décomplexée. Et le plus grave là-dedans, c'est qu’elle ne soit jamais sanctionnée.

Si les réactions étaient contenues jusqu'ici, l'actualité dramatique a provoqué un séisme dans la communauté musulmane et, pour beaucoup de musulmans, ce meurtre est clairement une conséquence directe des discours antimusulmans proférés par des responsables politiques et médiatiques depuis des années. Parce que je trouve trop facile de ne se concentrer que sur les discours des derniers mois alors que cela fait des années que ça dure.

La haine antimusulmane est désormais complètement libérée, sans limite, et entraine des passages à l'acte à travers de la discrimination, des insultes, des agressions… et aujourd'hui, un meurtre au milieu d'une mosquée sur une personne en prière. Nous avons aussi souligné l'attitude obsessionnelle de certains médias, un en particulier, avec un traitement de l’islam vécu comme un acharnement pour la communauté musulmane, qui contribue à la propagation de la haine et qui rend inéluctable ce genre de drame.

On a d’ailleurs beaucoup parlé de l'Arcom (le gendarme de l'audiovisuel, ndlr). La Grande Mosquée de Paris a dit avoir rencontré son directeur mais les choses ne bougent pas. Il est indispensable que les propos de haine antimusulmane soient systématiquement sanctionnés.

Quel a été le retour du président au sujet de la stigmatisation ?

Najat Benali : Il a indiqué son malaise et que, face à ce contexte, il soutient l'ensemble de ses concitoyens de confession musulmane. Sur les actions de lutte contre la haine antimusulmane, il nous a dit avoir chargé le ministère de l'Intérieur de transmettre des instructions à tous les préfets de France pour renforcer la protection des lieux de culte.

Nous avons insisté sur le fait qu’il faille absolument renforcer les moyens de l'association ADDAM et que l'État se mobilise pour lui accorder un vrai soutien et lui permettre de faire le job, notamment celui de recenser les actes antimusulmans. Les chiffres qui sont communiqués dessus ne reflètent absolument pas la réalité.

En 2022, nous avions fait sur Paris une petite étude auprès des fidèles de plusieurs mosquées à propos de leur perception de la lutte contre les actes antimusulmans. Une personne sur deux nous expliquait avoir été victime d’un acte raciste et islamophobe mais, lorsque nous leur avons demandé si elles ont porté plainte, 95 % ont répondu qu'ils ne l'avaient pas fait parce que « ça ne sert à rien ».

Les musulmans éprouvent un sentiment d'abandon et de désintéressement de la part des dirigeants de la République qui, malgré leur discours sur l'égalité et la fraternité, semblent ignorer ou minimiser les discriminations et les souffrances spécifiques que subit cette partie de la population française.

Les discours que vous pointez ne sont pas sans conséquence sur les musulmans.

Najat Benali : Ils jettent un sentiment de suspicion généralisée envers les musulmans. On parle souvent de communautarisme, mais ce climat antimusulman favorise le rejet et amène inévitablement de plus en plus de personnes à se replier sur elles-mêmes. J’ai dit au président que les musulmans éprouvent un sentiment d'abandon et de désintéressement de la part des dirigeants de la République qui, malgré leur discours sur l'égalité et la fraternité, semblent ignorer ou minimiser les discriminations et les souffrances spécifiques que subit cette partie de la population française. Certains nous disent vouloir quitter le pays pour leur santé mentale.

Dans ce sens-là, le rôle que jouent aujourd'hui les débats autour du voile et de la lutte contre l'islamisme n’est pas anodin car c'est aussi à travers ces débats que s’opère une stigmatisation des musulmans.

Najat Benali : Exactement. A travers l'essentialisation des musulmans. Quand vous posez la question sur l’islamisme au musulman lambda qui n’est pas forcément acteur du culte musulman, il ne sait même pas ce que c'est et n’en maîtrise pas les tenants et aboutissants. Au-delà des hommes et des femmes politiques, dans les médias, les chroniqueurs de la haine instrumentalisent l’islamisme simplement pour pouvoir se défouler sur l'islam et les musulmans.

Les responsables de mosquées constatent que le travail de proximité est fortement mis à mal et même parfois détruit. Ce sont des efforts de construction menés par les acteurs locaux investis depuis de nombreuses années, notamment en partenariat avec les autorités, qui sont affaiblis. Ces acteurs engagés dans un dialogue avec l'État se retrouvent fragilisés dans leurs communautés, discrédités, voire invectivés.

Nous avons bien conscience qu'il ne peut pas tout faire tout seul mais il peut incarner un discours fort et ferme en tant que président de la République.

Plusieurs responsables musulmans envisagent aujourd’hui de ne plus s’engager dans le dialogue institutionnel. Comprenez-vous personnellement que ces acteurs puissent opter pour la politique de la chaise vide ?

Najat Benali : J’entends bien qu'au regard du climat actuel, il y a des questionnements. Parce qu’on a aussi en face des fidèles en colère et qu’on se trouve fragilisés, voir même parfois discrédités, ce qui rend notre position très compliquée. Néanmoins, je suis personnellement convaincue que la politique de la chaise vide n’est pas la meilleure des solutions pour les musulmans.

Même si je comprends parfaitement cette position, je pense qu'il faut aller jusqu'au bout du dialogue et de la négociation parce que sinon ce sera du perdant-perdant pour tout le monde. L'objectif, c'est de faire avancer les choses pour les musulmans, par esprit de responsabilité et par devoir. Alors oui, on en a ras-le-bol mais je crois qu’il faut aller jusqu'au bout de ce qu'on est en capacité de faire en matière de dialogue.

Que doivent faire les pouvoirs publics pour désamorcer les tensions ?

Najat Benali : Nous avons solennellement demandé au chef de l’Etat d'avoir des paroles claires et rassurantes, d’engager des actions fortes, de mettre un terme à la stigmatisation systématique des musulmans qui sont devenus des boucs émissaires des difficultés sociales, économiques et sécuritaires qui traverse le pays.

Alors nous avons bien conscience qu'il ne peut pas tout faire tout seul mais il peut incarner un discours fort et ferme en tant que président de la République. Nous lui avons demandé de prendre en compte les craintes des musulmans par le renforcement du soutien à la lutte contre les actes antimusulmans. J’ai demandé à lui particulièrement qu’il puisse y avoir une action empreinte d’unité pour commémorer la mémoire et la dignité d’Aboubakar Cissé. Il s’est dit prêt à construire des actions. (…) De nouvelles rencontres sont inscrites à l’agenda.

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