Rapport sur l'islamisme : « La voix de la nuance est indispensable pour éclairer les choix publics »

Par Hanan Ben Rhouma, le 29/05/2025

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Le rapport sur les Frères musulmans et l'islamisme politique en France fait couler de l'encre depuis sa diffusion mercredi 21 mai. Le politologue Haoues Seniguer, spécialiste des rapports entre politique et islam en France, livre pour Saphirnews son analyse du document controversé aux écueils nombreux.


Saphirnews : Le rapport est désormais entre les mains de tous, dans sa version déclassifiée. Comment jugez-vous sa méthodologie ?

Haoues Seniguer : Les auteurs du rapport ont eu le mérite de rencontrer à la fois des chercheurs et des acteurs de terrain, ce qui constitue un point très positif et mérite d’être souligné. Le contenu présente indéniablement des éléments d’intérêt, mais il demeure globalement inégal et empreint d’ambivalences sur plusieurs aspects.

Plus précisément, le rapport s’appuie sur un matériau composite : des textes idéologiques, des données chiffrées, ainsi que des extraits de prises de parole ou d’écrits émanant aussi bien d’universitaires que de militants. Cette diversité des sources témoigne d’une démarche en soi louable. On ne peut le nier.

Cependant, le principal écueil réside dans la place accordée à une lecture très anxiogène du phénomène qualifié d’« islamiste » ou de « frériste », qui se manifeste à divers endroits. Il n’est d’ailleurs pas certain que cette interprétation corresponde fidèlement à celle des auteurs de la première version du rapport, aujourd’hui expurgée dans le document mis à disposition du public (...) après avoir été vraisemblablement remaniée de manière à permettre une lecture plus nettement politique et empreinte de catastrophisme. Je m’interroge à ce sujet. Une comparaison des deux versions aurait permis de mieux apprécier l’évolution du texte, mais elle demeure impossible en raison de la confidentialité, justifiée ou non, de la version initiale.

« Comprendre et expliquer un phénomène ne revient ni à le cautionner ni à le soutenir. »

Quels éléments du rapport vous ont particulièrement interpellé ?

Haoues Seniguer : En préambule, je tiens à exprimer mon étonnement à la lecture de la page 6 de l’introduction du rapport. Il y est affirmé que « le champ universitaire est fortement clivé sur le sujet, avec deux lectures, toutes deux dignes d’intérêt, qui s’affrontent plus qu’elles ne dialoguent : une vision empathique (...) et une vision pessimiste ».

S’il est vrai qu’un clivage existe, il me semble que la formulation simplifie à l’excès la diversité des approches en les mettant sur un plan d'égalité stricte en termes de méthode et de contenu. Je serais moins catégorique me concernant. La majorité des chercheurs travaillant sur le fait islamique ou islamiste ne s’inscrivent pas, à mon sens, dans une perspective que l’on pourrait qualifier de « pessimiste », si l'on entend par là celles et ceux qui voient dans l'islamité visible ou revendiquée la face émergée de l'iceberg « islamiste » ou « frériste ». Spinoza a, à cet égard, une formule que je reprends bien volontiers à mon compte : « Ne pas rire, ne pas pleurer, ne pas haïr mais comprendre. »

Par ailleurs, rappeler que l’empathie constitue un élément central de la méthode des sciences sociales ne signifie nullement qu’elle équivaut à une forme d’adhésion, et encore moins à quelque angélisme vis-à-vis de l’activisme musulman, qu’il soit qualifié ou non de frériste.

Comprendre et expliquer un phénomène ne revient ni à le cautionner ni à le soutenir. Je constate cependant que le rapport tend à confondre ce que furent les Frères, réels ou présumés, avec ce que sont devenus ceux que je désigne comme les néo-Frères. Il va de soi que nul n’est tenu d’adhérer à leur idéologie ; chacun est libre de la critiquer, voire de la combattre fermement, point par point. C'est le domaine des idées.

« Le soupçon permanent culmine à certains endroits du rapport. »

De manière plus problématique, un présupposé traverse l’ensemble du rapport comme un fil conducteur, du début à la fin, malgré quelques nuances ponctuelles qui en atténuent parfois la portée. Quel est ce présupposé ? Celui d’une lecture essentiellement stratégiste des acteurs, présentés comme des individus parfaitement rationnels, calculant chaque geste, chaque prise de position, comme autant de coups dans une partie d’échecs. Ainsi, lorsqu’ils respectent les lois en vigueur, leur attitude est aussitôt suspectée de relever de la dissimulation : ils seraient mus par le désir de paraître ce qu’ils ne sont pas réellement, en quête d’une forme de « respectabilité » (concept emprunté à la politiste Margot Dazey, spécialiste française de référence de l'UOIF/MF), destinée à masquer des intentions inavouables. Il faut pouvoir juger chacun selon ses propos et actes concrets. S'il y a manquement à la loi, alors il doit y avoir sanction, et cela doit pouvoir s'appliquer à quiconque, quelle que soit son idéologie.

Ce soupçon permanent culmine à certains endroits du rapport. Ainsi, à la page 41, une formulation au minimum maladroite laisse entendre que l’ex-UOIF apparaîtrait presque comme un allié symbolique des Groupes islamiques armés (GIA) qui ont sévi en Algérie et en France dans les années 1990. Autrement dit, en se présentant, à tort ou à raison, comme un recours contre le terrorisme, l’ex-UOIF ne chercherait, selon cette logique, qu’à « lisser son image », sans condamner ouvertement les actes terroristes du GIA.

Plus généralement, c'est l'interprétation tout à fait singulière, libre et subjective de Florence Bergeaud-Blackler qui leste considérablement le texte. A la page 32, le rapport affirme qu’il existerait « une stratégie d’entrisme des institutions européennes », en mentionnant notamment le FEMYSO (Forum of European Muslim Youth and Student Organisations), présenté comme une organisation à la fois « frériste », « entriste » et favorable à « la pénalisation du blasphème ». Or, aucune déclaration publique émanant de cette organisation ne vient étayer une telle accusation, loin s’en faut : l’organisation s’en est d’ailleurs défendue dans un communiqué publié le 21 mai dans lequel elle y dénonce la présence d'amalgames.

De façon analogue, l’association Étudiants Musulmans de France (EMF), fondée en 1989, est encore aujourd’hui assimilée à l’ex-UOIF, comme si rien n’avait évolué, sans considération pour les transformations qu’elle a connues depuis. Ce que représente aujourd’hui l’EMF n’a plus grand-chose à voir avec ce qu’elle fut, ni avec ce qu’elle a pu incarner à une autre époque. Pour information, les jeunes femmes qui y sont engagées ne portent pas nécessairement le foulard, et l’organisation ne milite pas spécifiquement en faveur de son port. Elle se caractérise aujourd’hui par une hétérogénéité bien plus marquée que ne le laissent entendre certaines généralisations présentes dans le rapport.

Je note enfin qu’à la page 45, il est indiqué que Hassan Iquioussen (le prédicateur expulsé de France en 2023, ndlr) aurait écrit « des ouvrages ». Or, aucun titre n’est mentionné, et pour cause : il n’en a jamais publié. Cette affirmation, factuellement inexacte, soulève inévitablement la question de la rigueur dans la vérification des sources mobilisées ou, à tout le moins, celle du contrôle éditorial et du travail de rédaction final.

« On ne peut qu'appeler de ses vœux l'émergence d'une troisième voie universitaire, moins idéologisée et plus ancrée sur des savoirs objectivés. » Quel commentaire cette incitation vous appelle-t-elle ?

Haoues Seniguer : Le commentaire que j’ai formulé plus tôt confirme, me semble-t-il, que la voix de la nuance et les apports de la sociologie compréhensive ne constituent pas, aux yeux de certains acteurs de l’État, des ressources jugées convaincantes ou suffisantes pour identifier et évaluer ce que peuvent être les (néo)Frères musulmans et l'islamisme en France. Et pourtant, cette nuance, aujourd’hui plus que jamais, est indispensable pour éclairer les choix publics, tant présents que futurs.

« L’État est évidemment légitime à agir contre les individus ou groupes représentant un danger réel pour l’intégrité des personnes et des biens. Encore faut-il qu’il sache les cibler avec précision, et qu’il évalue rigoureusement leur dangerosité. »

Si tant est que la menace frériste et islamiste soit vraiment existentielle pour la République, les pistes de solution esquissées sont-elles appropriées à la résolution du problème ?

Haoues Seniguer : Je demeure partagé, car la conclusion du rapport ainsi que ses préconisations proposent à la fois des orientations intéressantes et rationnelles, comme le développement de savoirs critiques tels que l’islamologie (qui existent déjà, faut-il encore le rappeler), et d’autres pistes plus discutables et contestables. Certaines relèvent d’une forme de naïveté, dans la mesure où la connaissance, aussi précieuse soit-elle, ne saurait tout résoudre. D’autres relèvent d’une logique plus répressive, justifiée par un soupçon exacerbé à l’égard de musulmans qualifiés à tort ou à raison de « fréristes », alors qu’ils pourraient tout aussi bien être simplement des croyants pratiquants, visibles, critiques, engagés dans l’espace public et soucieux de faire entendre une voix contestataire avec laquelle il est tout à fait possible d'être en désaccord.

Le rapport affirme que ces acteurs véhiculeraient un discours et adopteraient des pratiques « au caractère subversif et subtil », ce qui entretient une confusion entre religiosité affirmée et projet politique séditieux.

L’État est évidemment légitime à agir contre les individus ou groupes représentant un danger réel pour l’intégrité des personnes et des biens. Encore faut-il qu’il sache les cibler avec précision, et qu’il évalue rigoureusement leur dangerosité, tant symbolique que matérielle, moyennant des preuves solides.

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