Islamisme politique et Frères musulmans : « L’Etat doit faire preuve de discernement compte tenu de l'autorité dont il jouit »

Par Hanan Ben Rhouma, le 09/05/2024

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Le gouvernement a annoncé, dimanche 5 mai, avoir confié une mission à deux hauts fonctionnaires sur « l'islamisme politique et la mouvance des Frères musulmans » dans le cadre de sa lutte contre « le séparatisme islamiste ». Alors qu’elle est chargée de rendre à l'automne un rapport dressant « un état des lieux de l'influence de l'islam politique en France », le politologue Haoues Seniguer fait part de ses craintes entourant l’initiative annoncée en pleine campagne des européennes. Loin des discours alarmistes largement alimentés par l’extrême droite, le maître de conférences habilité à diriger des recherches à Sciences Po Lyon, auteur de « La République autoritaire : islam de France et illusion républicaine (2015-2022) », pose ici son analyse de l’influence véritable des Frères musulmans en France et alerte sur les conséquences bien dangereuses d’une absence de nuance sur le sujet.


Saphirnews : Comment accueillez-vous l'annonce gouvernementale de lancer une mission sur l’islamisme politique et la mouvance des Frères Musulmans ?

Haoues Seniguer : Je suis au moins interrogatif, au plus perplexe. A ce stade, je ne peux préjuger de ce qui finalement ressortira de la mission conduite par des hauts fonctionnaires dont l'intégrité n'est évidemment pas en cause. Je nourris toujours, par souci méthodique, interrogations critiques et perplexité quant aux annonces publiques, cependant que j'évite autant que possible le procès d'intention. J'attends de voir.

Toutefois, restons lucides : nous sommes à la veille d'élections européennes. L'extrême droite est sur une pente ascendante alors que le chef de l'Etat s'est longtemps prévalu d'une capacité, démentie par les faits, à endiguer sa progression. On peut néanmoins reconnaître que, depuis le discours des Mureaux en octobre 2020, Emmanuel Macron a fait du combat contre « le séparatisme islamiste » l'un des axes de sa politique. Mais je note que les partis d'extrême droite, à l'image du Rassemblement national et de Reconquête, en ont également fait un cheval de bataille. C'est le cas de Marion Maréchal Le Pen qui a récemment tourné un clip, au reste largement inspiré des idées de l'anthropologue Florence Bergeaud-Blackler. Elle y dénonce l'Institut européen des sciences humaines (IESH) de Château-Chinon. Elle l'accuse d'y abriter « une école coranique proche des Frères musulmans », qui serait l'une des bases arrière de « l'islamisation » de la France.

Aussi, je me pose une question et j'émets une réserve, laquelle est aussi une crainte : le ministre de l'Intérieur concurrencerait-il, sur un terrain fort marécageux, les partis de droite extrême en vue, hypothétiquement, de leur couper l'herbe sous le pied ? Tout le problème est de savoir où s'arrête l'islam et où commence l'islamisme dans les représentations politiques. Je ne suis absolument pas certain que ce soit vraiment clair. D'où une perplexité qui n'a cessé de grandir depuis 2015 et plus encore à partir de 2020.

Enfin, un Etat doit être « équidistant » : s'il craint vraiment les effets délétères du prosélytisme, car c'est ce qui semble inquiéter les plus hautes autorités du pays pour de bonnes ou mauvaises raisons, alors pourquoi ne pas mener conjointement une mission sur les évangéliques et les catholiques intégraux qui ne manquent pas d'activisme et de sens de l'organisation, sans doute beaucoup plus que les « Frères » ?

Voyant l'extrême droite surfer sur la vague, elles croient de son devoir d’aborder cette question pour ne pas lui laisser la main dessus, ce qui conduit à ce type d’initiative. La stratégie est, à mon avis, perdante.

Diriez-vous que la mise sur pied de cette mission, à y regarder la façon dont elle est présentée et le contexte électoral que vous relevez, sert une stratégie de diversion confortant in fine l’extrême droite ?

Haoues Seniguer : Les autorités politiques croient que l'opinion publique a comme obsession la question des Frères musulmans et de l’islamisme et, voyant l'extrême droite surfer sur la vague, elles croient de son devoir d’aborder cette question pour ne pas lui laisser la main dessus, ce qui conduit à ce type d’initiative. La tactique est, à mon avis, perdante. Brosser dans le sens du poil l’extrémisme ne fera qu’en renforcer l’emprise.

Plus encore, en voulant couper l'herbe sous le pied de l’extrême droite, cette mission va servir La France insoumise pour une raison objective : c'est que les musulmans sont tellement agacés par l'islamophobie ambiante, par des discours systématiquement stigmatisants à l'endroit de l'islam et des musulmans, qu’ils vont se tourner vers le parti qui apparaît le plus en empathie des musulmans. Force est d’admettre que le parti qui apparaît, à tort ou à raison, sous ce jour, c'est LFI. Et LFI l'a parfaitement compris. Un train peut en cacher un autre : à trop regarder l'extrême droite et le RN, les autorités politiques actuelles ne voient pas le train LFI arriver, même si la majorité ne cesse de l’attaquer par ailleurs.

Quelles sont les conséquences de son offensive anti-frériste sur les citoyens musulmans et, plus généralement, sur la société ?

Haoues Seniguer : Cette offensive, comme vous l'appelez, me pose une difficulté du point de vue du chercheur que je suis. D'une part, qu'est-ce que l'Etat met derrière les termes « Frères musulmans » et « islamisme » ? D'autre part, une fois identifiés les « Frères » réels ou présumés, qu'est-ce qui, le cas échéant dans leurs discours et actions, serait justiciable de mesures répressives ?

Je me méfie aussi d'un procédé politicien qui consisterait à tirer des conclusions avant même d'avoir commencé à sérieusement enquêter sur l'objet ; en d'autres mots, chercher à prouver ce que l'on croit savoir déjà !

Il y a, j'incline fort à le penser, un présupposé dans l'action de la puissance publique : cette dernière voudrait que l'islam et les musulmans fussent libéraux, sans l'assumer complètement sur le plan de la communication publique. Autrement dit, les signes de visibilité de l'islam, les habitudes alimentaires, la culture communautaire ici où là, l'observance religieuse, sont pris en mauvaise part et considérés, sans grand discernement, comme autant d'indices d'un islamisme rampant. En retour, cette confusion crée un malaise au sein de la composante musulmane française, y compris celle qui ne pratique pas forcément le rite. Les approximations, les divagations oserais-je ajouter, sur « le frérisme » électrise les débats et alimente l’identitarisme parmi les musulmans et non-musulmans.

S'inscrire dans un héritage ne signifie pas que vous l'épousiez en son entier et que vous le fassiez vôtre sans rien y apporter de plus, en admettant et assumant par exemple des renoncements et des ruptures par rapport à l'idéologie matricielle.

A partir de vos observations, quel état des lieux dressez-vous de l'influence réelle des Frères musulmans en France ?

Haoues Seniguer : Quand on parle de Frères musulmans, on songe en particulier à la fédération Musulmans de France (ex-UOIF) et à ses satellites ou partenaires. J'aimerais à ce titre apporter des clarifications ; elles sont, me semble-t-il, cruciales. Cette filiation postulée de manière acritique et souvent à des fins polémiques dans l'espace médiatique ne dit rien ou presque de leur évolution qu'il faut apprécier en toute rigueur. S'inscrire dans un héritage ne signifie pas que vous l'épousiez en son entier et que vous le fassiez vôtre sans rien y apporter de plus, en admettant et assumant par exemple des renoncements et des ruptures par rapport à l'idéologie matricielle. Or cette organisation a incontestablement évolué depuis la fin des années 1980.

MF, en tant qu'acteur collectif (je ne parle pas d'individus pris séparément), ne défend pas l'idée d'une supériorité de la charia sur le droit français ; elle ne défend pas plus l'établissement d'un « califat mondial » qui n'est d'ailleurs même plus défendu par le Parti de la justice et du développement au Maroc ou Ennahdha en Tunisie. MF ne défend pas une Palestine « du fleuve à la mer », ne milite pas pour des menus halal à l'école...

En outre, si l'ex-UOIF a eu des moyens de mobilisation et de fidélisation prépondérants par le passé, ce n'est plus vraiment le cas aujourd'hui pour trois raisons principales : les islamistes légalistes, en contexte majoritairement musulman, sont en reflux ou en difficulté, et parfois sévèrement réprimés par des pouvoirs politiques généralement autoritaires. En France, MF ne domine pas le champ islamique hexagonal, certes au tropisme conservateur, tant au niveau organisationnel que culturel.

Enfin, est-il besoin de le rappeler, l'essor de l'offre religieuse sur Internet a favorisé le mariage entre individualisme et conservatisme plus ou moins marqué suivant les cas avec, à cet égard, des capacités de fidélisation et de captation plus grandes chez les entrepreneurs religieux au profil plutôt néo-salafiste. Ces derniers ne défient pas la loi mais dispensent davantage des enseignements religieux où prime une théologie de la peur et de la culpabilité. Et force est de constater que la religion sans la culture prend.

Agoniser les idées religieuses ou des groupes religieux soupçonnés de faire la part belle à un trop grand conservatisme, en dehors de celui qui tomberait sous le coup de la loi, est une impasse, une voie sans issue. Celle-ci risque de casser le lien de confiance, déjà fortement abîmé, entre citoyens de confession ou de culture musulmane, représentants politiques et institutions.

Dans sa lutte contre le séparatisme islamiste, la mouvance des Frères musulmans est citée par le ministère de l’Intérieur comme tenant « un rôle majeur dans la diffusion » d'un « projet politico-religieux théorisé, caractérisé par des écarts répétés avec les principes de la République visant à construire une contre-société ». Que dites-vous alors d'une telle assertion ?

Haoues Seniguer : L’expression m’apparaît excessive, à moins de démontrer par les faits qu’il y a un projet théorisé avec une certaine force sociale, des effets d'entraînement. Or si on prend comme thermomètre MF qui est l'association peut-être la mieux organisée de l’islam de France, cette organisation est en reflux, elle rase même presque les murs parce qu’elle se sait sur la sellette, avec l’épée de Damoclès de la dissolution.

J'ai l'impression qu’on se bat contre des épouvantails. La vraie lutte à engager doit viser les groupes radicaux qui veulent en découdre avec la société et porter préjudice à la sécurité des citoyens. L’Etat a raison, là, d’intervenir et de lutter contre ces acteurs, quelle que soit leur affiliation religieuse. Mais dans le cas présent, la lutte porte contre des acteurs dont on sait qu'ils sont légalistes et qu’ils n’utilisent pas de mode d'action violente. A moins de vouloir restreindre l’espace des libertés individuelles et publiques.

Plus généralement, je pense qu'agoniser les idées religieuses ou des groupes religieux soupçonnés de faire la part belle à un trop grand conservatisme, en dehors de celui qui tomberait effectivement sous le coup de la loi, est une impasse, une voie sans issue. Celle-ci risque de casser le lien de confiance, déjà fortement abîmé, entre citoyens de confession ou de culture musulmane, représentants politiques et institutions.

Je pense que la question théologique et du rapport critique aux sources est fondamentale mais elle engage d'abord et avant tout les musulmans concernés par la chose religieuse. L'Etat peut éventuellement les accompagner, il l’a fait d’une certaine manière avec les DU Laïcité et République, mais il ne peut rien leur imposer en matière doctrinal au nom précisément du principe laïque, de la liberté de conscience et de culte.

L’entrisme est un vocable politique en vogue et il n'est pas sans conséquence parce qu'il peut aussi participer au climat de suspicion envers tout musulman, visible du moins, qui s'investit activement dans la société. Que dites-vous dessus ?

Haoues Seniguer : L’accusation d’entrisme a un avantage, c'est que vous n'avez pas besoin de prouver ce que vous dites. Dès lors, et c’est là où c’est dangereux, vous l'avez bien dit, un musulman qui est apparemment musulman, qui dit qu'il est musulman ou qu'il se mobilise au nom de valeurs islamiques peut être perçu, s'il est dans un espace social, comme faisant de « l'entrisme ». Mais a-t-on songer, à l’inverse, à l’influence, potentiellement heureuse et positive, du milieu social, professionnel, sur le musulman en question ?

Je crois que le problème de fond, et ce n’est pas avoué parce que ce n’est pas avouable, c’est qu’un bon musulman n’est pas forcément un musulman qui arrête de pratiquer l’islam mais un musulman qui disparaît, à savoir que son islamité n'apparaisse plus dans l'espace public, qu’il choisisse in fine la discrétion et éventuellement les enseignements d’une théologie libérale. Comme si on pouvait imposer le libéralisme, dans un espace pluraliste et démocratique, à des musulmans qui souhaitent à titre personnel demeurer conservateurs.

Le lien de confiance abimé avec les citoyens musulmans se nourrit aussi de confusions dans le débat public entre visibilité à l'appartenance religieuse, conservatisme, islamisme et séparatisme. Quelles réponses devraient apporter les autorités en parallèle de sa lutte contre le séparatisme ?

Haoues Seniguer : Il faut du discernement. Fondamentalement, ce doit être le maître-mot de l'État, compte tenu de l'autorité dont il jouit. On ne peut pas tout confondre ni criminaliser des idées. Et encore une fois, que met-on derrière « Frères musulmans » et « islamistes » ? Aujourd'hui, dire d’une personne qu’elle est « islamiste » ou « frériste » est une accusation lourde qui peut conduire des individus à des situations de grand danger. Nous ne sommes pas dans un contexte ordinaire pour qu’on puisse utiliser ces termes sans précaution, avec légèreté.

Toute nuance passe soit pour de la naïveté, soit pour de la complicité avec l'idéologie mortifère.

Comment analysez-vous les attaques dirigées contre les chercheurs qui, comme vous, sont taxés d’« islamogauchistes » dès lors qu’ils abordent ce sujet avec de la complexité, qu’ils ne participent pas à l'hystérisation des débats publics ?

Haoues Seniguer : Il y a une difficulté, avec l’extrême droitisation des débats, à rendre audible la nuance et cela ne concerne pas pour le coup que la question de l’islam ou de l’islamisme. Toute nuance passe soit pour de la naïveté, soit pour de la complicité avec l'idéologie mortifère et on le voit sur la question palestinienne. Beaucoup de collègues refusent de s'exprimer parce qu'ils ont peur d'être assimilés à des soutiens du Hamas. Nous avons vraiment perdu le sens de la nuance et c’est cela finalement qui m'interroge aujourd’hui.

Dans la configuration actuelle, parvenez-vous encore à mener vos travaux de façon sereine malgré la pression politique ambiante ?

Haoues Seniguer : J’ai la chance de me sentir bien parce que d'abord, je suis dans une institution, Sciences Po Lyon, où je peux travailler sereinement sur la question de l’islam dans le cadre du Diplôme d'établissement sur le monde arabe contemporain. Je dois dire que je bénéficie d'une grande autonomie, d’une grande liberté, avec des échanges très fructueux avec les étudiants. Le contexte est donc, pour moi localement, à Lyon, très bon.

Deuxièmement, j'entretiens de très bons rapports avec les collègues, qui sont aussi sensibles à la nuance et inquiets du contexte général. Enfin, il y a quand même toujours un dialogue avec des instances de l'État et c'est très important. Il existe encore des voies qui permettent finalement de se sentir moins seul et de se dire que la discussion est encore possible même si le contexte politique et social général est friable et inquiétant.

Si l'extrême droite arrive au pouvoir, il est fort possible que les libertés académiques soient remises en cause bien qu’elles soient constitutionnelles à ce jour. C’est ma crainte. Je me dis toujours qu’il y a des raisons d'espérer, que tout n’est pas fichu mais, compte tenu du contexte, il nous faut être vigilant. Les libertés sont déjà fortement ébréchées aujourd'hui ; elles risquent de l'être davantage si nous ne sommes pas vigilants.

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