Du 20 novembre 2021 au 27 mars 2022, 18 villes de France accueillent l’exposition « Arts de l’islam. Un passé pour un présent ». Lancée sous l'impulsion du gouvernement, l’initiative d’ampleur inédite, qui invite le grand public à « poser un nouveau regard sur les arts et les cultures de l'islam », est portée par la Réunion des musées nationaux – Grand Palais et le Louvre. Sa directrice du Département des arts de l’islam, Yannick Lintz, figure parmi les artisans de cette opération-événement. Alors que le contexte sanitaire perturbe toujours le bon déroulé des événements culturels, et à l'heure d'une importante échéance électorale, la commissaire générale des expositions nous livre les enjeux derrière l’exposition et revient sur sa passion pour les arts de l'islam qu'elle veut promouvoir en France, pour aller à contre-courant des discours réactionnaires sur le prétendu mais répandu « choc des civilisations » opposant « islam » et « Occident ». Interview.
Saphirnews : Ce projet a été intitulé « Un passé pour un présent », pouvez-vous exposer la philosophie développée derrière le titre de ce projet d'envergure nationale ?
Quant au sous-titre « Un passé pour un présent », nous voulons donner l'idée qu’il n’est uniquement question d'un passé, et que ce passé se poursuit dans le présent sous deux formes. D'une part, les artistes, avec des œuvres d'art contemporain, sont là pour écrire une histoire qui ne s'interrompt pas brutalement au 19e siècle, mais qui, sous d'autres formes, continue aujourd'hui dans ces mêmes pays et régions. Par ailleurs, quand on montre ces treize siècles d'art sur les territoires du monde islamique qui va de l'Espagne à l'Inde, il s’agit aussi de mieux comprendre le présent en découvrant le passé. L'enjeu, c'est d'œuvrer pour une sensibilisation, une curiosité objective, sans parti pris, quel qu'il soit.
Il s'agit, au-delà d'une simple découverte des arts d'islam, de parler de ce qui fait notre culture commune, de comment elle s'est enrichie, comment elle a été influencée par d'autres cultures. L’idée, c'est de montrer, évidemment par rapport aux clichés largement répandus d'un « choc des civilisations », que nous ne sommes pas enfermés dans des blocs hermétiques qui s'entrechoquent. (...) Je trouve intéressant de montrer que le monde islamique est un monde fait d'imprégnations, de circulations. Il est traversé par des routes commerciales, les routes de l'ivoire, de l'encens, de la soie... C'est un lieu de passage permanent et le présenter aujourd'hui comme un bloc fermé sur lui-même qui s'oppose aux autres, c'est aller à contre-courant de l'histoire.
L'autre rapport entre l’art islamique et l'Europe qu'on veut montrer, c'est bien sûr l'héritage, la destinée de ces œuvres, puisque toutes celles que l'on montre sont dans des collections publiques françaises et elles le sont vraiment par passion de ceux qui les ont acquis, qu’ils soient des aristocrates chrétiens du Moyen Âge ou des collectionneurs passionnés du 19e siècle. Ces œuvres, la plupart du temps, ont été achetées directement à des marchands ou à des artistes venus des pays d'origine des objets. Cette idée d'un choc des civilisations est finalement une vision tout à fait récente ; les treize siècles précédents ont démontré constamment qu'on était, avec nos voisins, dans l'échange permanent.
Travailler autour des questions d'islam me donne le sentiment d'utilité sociale dans mon action culturelle.
Dans une période sociopolitique aussi trouble que celle que nous vivons actuellement en France avec la montée des extrémismes et du populisme, qu'est-ce que peut apporter pour vous l'existence d'une telle exposition à la société, aux Français dans leur ensemble ?
Il s'agit d'une initiative culturelle qui a une dimension politique puisqu'elle s'inscrit dans la continuité du discours d'Emmanuel Macron contre le séparatisme. Ne craignez-vous pas que l'aspect politique de l'initiative puisse prendre le pas sur l'aspect culturel, artistique du travail qui a été engagé, nous sachant aussi en période électorale ?
Oui, (« Arts de l'islam. Un passé pour un présent ») est une décision politique. Après, le calendrier fait que cette opération se fait effectivement pendant l'année électorale mais je dirais que le calendrier des décisions s'est surtout pris aux lendemains de l'assassinat de Samuel Paty (en octobre 2020, ndlr), après que le président de la République a très clairement dit, lors de son discours des Mureaux, qu'il faut mener des actions culturelles et éducatives de fond. C'est dans cette lignée-là que j'ai été sollicitée. Quand j'ai réfléchi à ce qu'on pouvait proposer, il ne s’agissait pas d'attendre cinq ans pour poser quelque chose. Il fallait qu'il y ait une réaction relativement forte et rapide.
Même si l'initiative s'inscrit dans un calendrier électoral, le gouvernement n'en a pas fait une affaire politique. D'ailleurs, sur les 18 maires et présidents de communes inclus dans le projet, je peux vous dire que ça va des communistes aux Républicains. Donc oui, c’est politique, mais pas politicard !
La méconnaissance et l'ignorance sont aussi présentes parmi les publics d'amateurs d'art qui fréquentent régulièrement les musées que parmi les populations musulmanes qui ne sont absolument pas habituées à venir dans des musées ou à des expositions.
Ces expositions sont évidemment destinées à l'ensemble des citoyens, mais elles ont un impact tout particulier sur les Français de confession et de culture musulmane. Quels messages avez-vous à cœur de transmettre ?
La méconnaissance et l'ignorance sont aussi présentes parmi les publics d'amateurs d'art qui fréquentent régulièrement les musées que parmi les populations musulmanes qui ne sont absolument pas habituées à venir dans des musées ou à des expositions. La manière d'arriver à la sensibilisation aux arts d’islam est peut-être un peu différente mais le travail, pour moi, est le même : éclairer de manière assez générale cette civilisation et ses cultures pour tous.
Le budget (4 millions d'euros alloués par le ministère de la Culture, ndlr) a-t-il aussi influé sur le fait de n’avoir mis en valeur que 10 à 12 objets par ville ?
Lors de votre passage au musée céramique de Rouen (l'une des 18 villes-étapes de l'exposition « Arts d'islam », ndlr) en novembre 2020, vous disiez avoir plus découvert en dix mois qu'en 30 ans. Comment se fait-il ?
Alors pourquoi ai-je dit qu'on a plus découvert en dix mois qu'en 30 ans ? Parce que le fait d'être en contact permanent avec 18 co-commissaires fait qu’ils se sont beaucoup plus mobilisés qu'ils ne l'auraient fait pour répondre à un courrier d'enquête ou participer à une journée d'étude régionale. Là, c'était un enjeu important pour eux de trouver des collections locales qui puissent illustrer le propos. C'est comme ça que j'ai eu connaissance de cette collection des musées d'Angoulême d'à peu près 2 000 pièces d'ethnographie marocaine ou des 360 œuvres découvertes au Musée Ingres de Montauban à l'occasion du récolement des collections. Parce qu'on n'avait jamais trop mis le nez dans ces objets qui avaient été accumulés dans une réserve avec l’étiquette « extra-européens », sans trop savoir ce que c'était.
C'est déjà un résultat formidable pour moi de cette opération parce qu'elle permet d'identifier tout un patrimoine en sommeil. (…) Il y a du travail pour plusieurs générations, mais le premier résultat, pour moi, c'est la prise de conscience de beaucoup de villes de ce patrimoine et l'envie de le valoriser.
Dans chaque exposition, il y a aussi une œuvre contemporaine. A partir de quel moment décidez-vous d'en placer dans la catégorie « arts de l'islam » ? Parce que cette classification n'est pas évidente.
Il existe une facilité à étiqueter « arts de l'islam » des objets produits entre le VIIe et le XIX siècle, mais on ne peut en dire autant des œuvres d'art récents du XXe - XXIe siècle. N'y a-t-il pas un critère qui fait que vous décidez ou pas de les placer dans cette catégorie ?
Il y a récemment eu tout le débat sur la restitution des œuvres au Bénin issues du pillage des troupes coloniales. Quel est votre regard dessus ? Aujourd'hui, des objets d'art d'islam sont-ils ou peuvent-ils se trouver dans ce cas de figure en France ?
Il se trouve que, pour notre cas, 99 % des œuvres que nous possédons ont été acquises entre le Moyen Âge et le 19e siècle, en général de manière tout à fait claire dans le cadre d'échanges et d'achats effectués notamment par des collectionneurs qui ont ensuite donné ou légué leurs objets au Louvre. Il y a aussi eu des cadeaux diplomatiques. Nous menons des enquêtes évidemment, et nous citons toujours en une phrase comment l'objet est arrivé en France et, parfois, au Louvre. Je pense qu’il est très important, surtout avec la sensibilité actuelle, d'en parler.
Des demandes précises de restitution ont-elles été faites au Louvre, qu’elles soient justifiées ou pas à vos yeux ?
Je veux combattre cette méfiance, cet éloignement d'intérêt que nous avons envers l'art islamique depuis maintenant une centaine d'années. J'ai envie de le remettre au goût du jour, de dire que nous vivons une époque où il est quand même important de comprendre son voisin et de savoir ce qui s'y fait de beau et d'universel.
Quand on vous écoute, on sent votre passion des arts de l'islam. D'où vous vient-elle ?
J'ai vraiment longuement réfléchi avant de me décider en 2013 à candidater à la direction du Département des arts de l'islam du Louvre qu'occupait Sophie Makariou (depuis présidente du musée national des Arts asiatiques - Guimet, ndlr). Beaucoup m'ont poussé à cette candidature à laquelle je n’avais pas pensé naturellement. J'ai fini par me dire qu'effectivement, du point de vue de la dynamique de recherche et de l'importance culturelle de la diffusion des arts islamiques, il était pour moi plus excitant, dans les années qui viennent, de me plonger dans cette époque, avec tous les enjeux qu'ils représentent aujourd'hui, plutôt que de rester spécialiste de l'Iran ancien, qui était évidemment beaucoup de plaisir pour moi, mais un plaisir un peu égoïste. J'ai toujours eu besoin dans mon métier d'avoir le sentiment d'une utilité sociale et travailler autour des questions d'islam me donne ce sentiment d'utilité sociale dans mon action culturelle.
Vous avez un poste d'observatrice très bien placé pour percevoir un engouement général pour l'art islamique.
J'ai effectivement envie de promouvoir les arts de l'islam parce que je trouve que, par rapport à ce qu'ont vécu nos ancêtres au 19e siècle qui, dès qu'ils avaient un peu d'argent, achetaient un objet d'art islamique ou créaient un décor de salon à l'orientale, nous vivons dans une époque où nous nous en méfions parce qu'il y a le mot « islam ». Je veux combattre cette méfiance, cet éloignement d'intérêt que nous avons envers l'art islamique depuis maintenant une centaine d'années. J'ai envie de le remettre au goût du jour, de dire que nous vivons une époque où il est quand même important de comprendre son voisin et de savoir ce qui s'y fait de beau et d'universel.
Qu'espérez-vous faire susciter avec ces expositions ?
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