« Juifs d’Orient » explore les potentialités créatrices des mémoires juives en terres d’islam

Par Samia Hathroubi, le 20/01/2022

PENDANT LE RAMADAN, SOUTENEZ UNE PRESSE INDÉPENDANTE PAR UN DON DÉFISCALISÉ !
Dans la continuité des expositions sur le Hajj et les Chrétiens d’Orient, l’Institut du monde arabe (IMA) invite jusqu’au 13 mars spectatrices et spectateurs à explorer la complexité et la richesse de l’histoire pluriséculaire des « Juifs d’Orient ». Sous cette appellation tirée de la terminologie hébreu « Mizrahim » (Orientaux), elle-même tirée d'une perspective israélienne pour désigner les juifs venant du monde arabe, l’IMA dévoile sur plus de 1000 m2 une très large diversité d’œuvres, d’objets, de matériaux et de médias afin d’offrir un éclairage sur la vie, la présence, les départs et ainsi, les mémoires des communautés juives ayant vécu sur une zone géographique qui s’étend de l’Espagne médiévale musulmane au Maroc jusqu’aux confins du Yémen, en passant par l’Irak et l’Iran.

Par le biais d’un parcours chronologique commençant à la période antique, avant la révélation du Prophète de l’islam Muhammad, jusqu’à la période contemporaine, le spectateur est amené à découvrir des fragments clés de l’Histoire de ces communautés disséminées sur ces territoires à travers les époques, les dynasties, les pouvoirs religieux et politiques et les civilisations.

La première partie de l’exposition pose le cadre historique et rappelle la présence juive dans l’Antiquité avant l’avènement de l’islam, aussi bien à Alexandrie qu’à Carthage, dans l’actuelle Tunisie. Tombes, objets funéraires viennent témoigner de ces vies diasporiques avant les conquêtes arabo-musulmanes. On pourra ainsi admirer les mosaïques de la synagogue romaine de Naro datant du VIe siècle, sublime témoignage des communautés juives de Carthage, emprunt du musée de Brooklyn pour l’occasion.

Juifs et Musulmans, la rencontre

Le commissaire et son équipe scientifique ont largement fait appel au documentaire de Karim Miské diffusé sur Arte en 2013 pour donner à voir sous forme de capsules vidéos des moments-clés de la vie juive en terres d’islam et des liens, pacifiques ou belliqueux, tissés à travers les âges.

Faisant écho à des photographies de l’oasis de Khaybar dans le Hedjaz, où vivait une forte communauté juive dans la période préislamique, prises en 2000 par Humberto Da Silviera, une capsule vidéo projetée offre une perspective historique des échanges entre les tribus juives vivant dans ces oasis et les premiers fidèles de l’islam. Elle revient sur l’exil et l’éviction de trois tribus juives des oasis de la péninsule arabique.

La suite de l’exposition, « Le temps des dynasties », balaie plus de 700 ans, du VIIe au XVe siècle, et met en exergue œuvres, monuments, figures historiques remarquables en termes d’échanges et de productions intellectuelles. Maimonide, Moshe Ben Maimoun (1138-1204), en est une des figures les plus illustres. Sa vie, ses œuvres, sa postérité sont largement mises en lumière par le biais de capsules-vidéos, de fragments de ses œuvres dont un commentaire de la Mishne Torah présenté pour la première fois provenant de la Genizah du Caire, ressource immense découverte à la fin du 19e siècle dans une salle attenante de la veille synagogue cairote où ont été déposés plus de 380 000 feuillets, témoignage de l’importance et de la vitalité de la communauté juive cairote au Moyen Age.

La vie de Maimonide, marquée par une production en langue arabe et par une position de notabilité en Egypte après avoir subi des persécutions sous l’ère des Almohades, est un exemple parmi d’autres permettant de prendre en considération les disparités de vies, de traitements et conditions réelles des juifs en terres musulmanes, régis par le statut de dhimmi dont l’interprétation dépendait fortement des pouvoirs en place.

Le royaume d’Al-Andalus permet d’introduire la séquence suivante, « Le temps des Séfarades », en exposant les migrations de ces anciennes communautés juives vivant dans la péninsule ibérique vers les pays d’Afrique du Nord, de l’Empire ottoman et de l’Europe. Ces nouvelles communautés viennent rejoindre celles plus anciennes et autochtones (les Toshavim au Maroc, les Twensa en Tunisie).

Le temps des exils ne signe pas la fin du récit

A l’instar d’une fin de film dont l’issue est connue de tous, l’exposition amène le visiteur aux temps de séparations physiques et des exils précipités par la colonisation en Algérie et les prises de contrôles par la France du Maroc et de la Tunisie. Les cadres de référence, les langues et les cultures des juifs, laissent peu à peu leur place aux cultures européennes et aux modes de pensée notamment hérités des Lumières.

Mais avant de narrer les ruptures et cassures, jarres, mosaïques, tenues de mariages, tikim (coffrets servant à protéger la Torah), sont autant d’objets exposés témoignant du foisonnement de la vie juive du Maroc jusqu’en Iran jusqu’au 20e siècle. Ces vies juives sont rendues visibles à l’œil contemporain par les nombreuses photographies, objets rituels, capsules vidéos, musiques ou encore poteries. Tous ces objets matériels et immatériels retracent la vie d’hommes et de femmes, de leurs traditions mais aussi de leur quotidienneté dans les espaces citadins, ruraux ou insulaires de cet « Orient ».

Les dernières salles de l’exposition dont la scénographie est, elle aussi, plus sombre, à l’image des drames évoqués, reviennent de façon attendue sur la montée des nationalismes juifs et arabes. Photographies et capsule-vidéo de Karim Miské en guise de récits historiques illustrent aux visiteurs les épisodes des exils de certaines communautés juives vers la Palestine britannique puis la partition de ce territoire sous mandat britannique après 1947 qui débouche sur la Nakba palestinienne.

On aurait tort de penser que l’exil de la quasi-majorité des communautés juives signe la fin du récit. En effet, artistes, militants et chercheurs mettent en perspective les mémoires de ces juifs arabes, arabophones, berbères. La trajectoire personnelle et artistique de Neta Elkayem, chanteuse israélo-marocaine au cœur de la filmographie de Kamal Hachkar, sont autant de matériaux permettant d’interroger les héritages culturels et linguistiques des juifs berbères marocains. L’apprentissage et la réappropriation de la langue arabe en Israël par cette artiste viennent interroger le visiteur sur ce qu’il reste de cette période, rompant avec la vision d’un temps linéaire avec un début et une fin nette et définie. Plus proche d’un public francophone, les planches de Joann Sfar et de son du chat du rabbin et de sa fille Zlabiya évoquent avec une pointe de nostalgie d’autres récits, d’autres mémoires, algérienne et française.

Un rendez-vous manqué ?

Pour beaucoup de visiteurs, l’exposition s’arrête et s’est arrêtée aux planches connues du chat du rabbin. Pourtant, depuis quelques semaines, l’exposition fait l'objet de débats après l’appel de 250 écrivains et intellectuels du monde arabe favorables au mouvement BDS et dénonçant « les premiers signes de normalisation avec Israël ». En effet, certaines pièces exposées proviennent de fonds israéliens et l’exposition elle-même a été présentée par Denis Charbit, un des membres du conseil scientifique, comme un des fruits des Accords d’Abraham conclus entre Israël et plusieurs pays arabes depuis 2020. Il est depuis revenu dessus dans une tribune.

Dans le même ordre d’idées, on peut regretter que le conseil scientifique fasse sienne la dénomination « Juifs d’Orient » sans jamais la remettre en question, étant une perspective israélienne sur des populations qui ont été vues à travers un processus homogénéisant, essentialisateur, mettant dans le « même sac » Irakiens et Marocains parce que parlant arabe et perçus comme « arrièrés » et « sauvages » comme cela apparait dans le clip des trois sœurs d’origine yéménite A-WA.

De façon parallèle, l’exposition permet de mettre en lumière l’extrême politisation de l’histoire des juifs arabes en Israël ou dans le monde arabe. On a pu voir dans le passé des gouvernants israéliens mettre sur la balance des négociations avec les Palestiniens l’expropriation et l’expulsion des juifs du monde arabe. Exception faite du Maroc et de sa politique de préservation et patrimonial de la présence juive, la rareté des fonds des objets venant de l’Algérie ou de la Tunisie, pour ne citer qu’eux, sont autant de questions et d’interrogations sur la place faite à cette histoire dans les romans nationaux maghrébins.

Au-delà des enjeux géopolitiques et politiques que provoque cette exposition, elle s’inscrit dans un mouvement artistique, littéraire, académique, d’hommes et de femmes explorant les potentialités créatrices de ces passés, de ces mémoires et récits. Le documentaire road trip de Simone Bitton, Ziyara, vous invitera à emprunter ces routes sinueuses et escarpées d’une histoire loin des romans nationaux et étriqués.