Le sel de la vie : ode aux infiniment petits moments heureux de l’existence

Par Samia Hathroubi, le 14/12/2017

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Assise devant une énième tasse de café, dans un aéroport européen, j’écoute sur une des radios publiques françaises l’hommage rendu à Françoise Héritier (15 nov. 1933 - 15 nov. 2017), qui fut titulaire de la chaire d’anthropologie du Collège de France succédant ainsi à Claude Lévi-Strauss.

Je connaissais quelques-uns de ces travaux sur le féminin et le masculin. Un peu comme tout le monde. Cette semaine-là, je passe quelques heures en plus à l’écouter parler de ses théories, de ses voyages en Afrique, des explications sur les origines des inégalités entre le masculin et le féminin et aussi à parler du Sel de la vie (éd. Odile Jacob, 2012, prix Simone-Veil 2012), livre sur la « légèreté et la grâce dans le simple fait d’exister ».

Ayant finalement mis la main sur cet opus, je découvre la longue énumération de tous ces instants qui produisent ce petit plus qui nous est donné à chacun-e d’entre nous. Je ne parle ni des richesses, ni des pays paradisiaques, ni d’opulence, ni de luxe. Je parle de ces moments anodins auxquels on ne prête pas attention.

Alors, pendant quelques jours, j’ai pastiché Françoise Héritier et ai tenté de mettre sur papier ce qui constituait le sel de ma vie.

Coller sa tête contre les vitres d’un train, d’un avion, d’une voiture vers une nouvelle destination, s’extasier devant les premières neiges de l’année (chose faite il y a quelques jours), se lover dans un fauteuil dans une salle de cinéma d’art et d’essai pour regarder un film suédois entourée de 15 spectateurs (c’est très français, je le conçois), se baigner dans un lac, dans la mer, dans l’océan, rire à s’étouffer

Écouter les anecdotes de ses grands-parents, parler de ceux que l’on n’a jamais connus, se souvenir des odeurs de pain réalisés par sa grand-mère à l’aube, apprendre une nouvelle langue, ses sonorités, son alphabet, détester le vide, ressentir après avoir lu la dernière ligne d’un roman (le premier roman de Brit Bennett m’a laissée orpheline), avoir envie de vomir et se sentir mal, pas prête avant une conférence même si c’est la centième, écouter chaque vendredi matin les chants de Fairouz, d'Oum Khaltoum, relire les poèmes de Mahmoud Darwich en langue arabe chantés par Marcel Khalife

Monter pour la première fois sur une moto et frémir devant la puissance et le vent pendant toute la route, retrouver une amie d’enfance sur les réseaux sociaux et revivre encore les moments perdus de l’enfance, cuire pour la première fois du pain (il y a quelque chose de poétique dans le métier de boulanger), ne pas réussir à dormir avant un jour important, sentir de nouveau l’épuisement après une journée d’études, passer ses samedis à la bibliothèque municipale avec ses sœurs, emmener pour la première fois ses neveux au musée

Tenter de garder son calme devant les regards et remarques de vieux aigris, les plaindre, tenter désesperement de reproduire une recette d’un chef sur Instagram et rire devant le pathétique plat réalisé par soi-même, ne pas travailler le lundi matin et prendre un petit déjeuner gargantuesque, tout éteindre une journée et rester lovée dans son canapé devant une énième série Netflix

Marcher dans le désert et se taire, scruter le ciel et y déceler des formes étranges, se raconter des histoires, passer des heures à boire du café, à dévorer des fruits et mets levantins dans la chaleur de Beyrouth ou de Hébron, jouer à la tahvlé les soirs d’été, passer un dimanche dans la cuisine maternelle bercée par les sons et les odeurs des plats préparés, se souvenir du gout et de la texture du pain maison mais aussi du restaurant de slow food de Harlem

S’emporter en parlant de politique avec ses ami-e-s, assister avec émotion mais aussi étonnement à des moments de communion religieuse, entrer dans une salle de classe, collectionner des tas de carnets, de toutes les couleurs, toutes les formes, à chaque ville ou pays visités, passer des heures durant sur les réseaux sociaux à regarder des vidéos d’animaux (et les envoyer à ses proches), avoir du plaisir à écouter du jazz au Blue Note

Succomber devant l’incroyable diversité des fromages, pains et pâtisseries (c’est mon moment cocorico), ressentir de la légèreté de marcher dans les rues de Paris en général et particulièrement de Belleville pendant le mois de Ramadan, vivre des moments de rire et de cris sur les plages de Tunisie pendant notre enfance, sortir de l’eau uniquement après le coucher du soleil et greloter avec ses lèvres bleues, se plaire dans un monastère breton, rire encore au souvenir d’une glissade mémorable dans un métro parisien…

Et, enfin, être à Jérusalem à la fois triste et ébahie devant cette ville. C’est sur cette présence dans cette ville trois fois sainte que je termine cette chronique et vous retrouverai la semaine prochaine.

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Samia Hathroubi est déléguée Europe de la Foundation for Ethnic Understanding.