Noël, ce succès chrétien que les musulmans feraient bien de s'approprier

Par Amara Bamba, le 23/12/2022

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Je n'ai pas besoin de jouer au football pour suivre la Coupe du monde. Le Mondial est spécial. Il est à la fois un moment de sport et une occasion de fête qui renforce le lien social, comme une occasion de rencontres entre nations d'une même planète pour jouer. Je ne suis pas footeux, mais j'aime le foot de haut niveau car il est beau à voir.

De la même manière, j'aime fêter Noël sans être catholique. La raison est dans mon histoire et je ne suis pas seul. Mais, en parler aujourd'hui, en France, c'est risquer la polémique facile, cette sunna posthume qui permet d'envoyer en Enfer celles et ceux qui ont des amis non musulmans. Je prends quand même le risque. Je survis à la polémique du Mawlid, celle de Noël ne sera pas pire.

Quelle que soit l'histoire de la fête de Noël, cette fête est taguée chrétienne. Le musulman qui fête Noël passe ainsi pour un imitateur des chrétiens. C'est difficile à contester. J'estime que Noël est un succès chrétien que j'aurais aimé rendre compatible avec l’esprit islamique pour faire briller les yeux des gosses avec une histoire à dormir débout, comme celle du Père Noël qui porte des cadeaux à tous. C'est drôle et très positive !

Invoquons l'esprit de Médine

L'occasion est pédagogique. On peut faire passer des valeurs, loin du marché du bétail qui a réduit l'Aïd al-Adha à une fête de moutons. Oui, je rêve de voir l'Aïd célébrée à la mosquée, en famille et partout à travers le monde, comme Noël l'est aujourd'hui. On peut libérer Abraham des carcasses de moutons pour le rendre aux enfants et au monothéisme dont il est le symbole pour tous.

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Mais le musulman n'imite pas le chrétien, dit-on. Pourtant, quand ils entrent à Damas, les bâtisseurs musulmans ont aimé les clochers des églises byzantines. Ils s'en sont inspirés pour faire les minarets et ils sont restés musulmans. C'étaient les hommes d'Abu Obeida, ils sont aussi salafs. On dira ici que le Prophète met en garde contre l'imitation des juifs et des chrétiens. C'est vrai, c'est acquis.

Pourtant lorsqu'il s'installe à Médine, qu'il découvre les juifs qui jeûnent au dixième jour de l'année, Achoura, le Prophète improvise un jeûne sur le champ. Il invite tous ses disciples à jeûner. Aucune consigne coranique, aucune inspiration divine ; une pure initiative personnelle. Car, pour exprimer sa gratitude à Dieu en souvenir de Moïse, « Nous sommes encore plus dignes qu'eux », dit-il. Ce fut le premier jeûne d’Achoura, le premier jeûne en islam. Celui du Ramadan n’est arrivé que plus tard.

Dieu ne joue pas aux dés. Le Prophète est notre exemple. La diversité de ses choix impose la nuance à celui qui ne craint pas le discernement. Lorsque la mouvance salafiste prône le retour à l'islam des débuts, elle affiche des tenues vestimentaires et autres artifices apparents. C'est bien superficiel ! Il faut aller plus loin et explorer l'esprit dans lequel l'islam fut vécu à Médine.

La Constitution de Médine que le Prophète fait signer pour organiser la cité-Etat est un projet de concorde sociale. Aucune stratégie de protection, de séparation ou de domination n'apparaît dans les 47 clauses de cette charte de Médine. Le même esprit fraternel existe dans la charte que le Prophète signe avec les chrétiens de Najran au Yémen, la seule restriction étant l'abolition de la pratique de l'usure, cet instrument du capitalisme sauvage de l'époque que Rassul avait en aversion.

Il paraît censé, pour des musulmans, de voiler ces lumières de Noël qui peuvent séduire le fidèle de l’islam, religion minoritaire en France. Il s'agit donc de préserver notre foi. Cela s'entend pour ceux qui adorent l'islam. Mais celui qui adore Dieu ne craint pas l'amitié avec les autres croyants ; tel est l'esprit de Médine.

J'ai beau être musulman dans la foi et dans ma culture, je me sens proche de la religion juive, je me sens proche de la religion chrétienne. Pour moi, Moïse et Jésus ne sont pas des étrangers ; ils sont deux grands frères spirituels à qui je dois respect. J'ai conscience que je ne suis pas seul, que ce profil découle de mes expériences diverses, depuis mon enfance.

Mon expérience personnelle avec les catholiques

Après l'école coranique, je suis entré à l'école publique. Mon père voulut savoir ce que j'avais appris. Il fut surpris d'apprendre qu'on ne parlait pas de Dieu. Comment peut-on parler d'éducation si l'on réunit les enfants, toute une année, pour leur parler de dounia (la vie ici-bas) sans évoquer lakhira (la vie éternelle). Pour lui, la vie à Dounia est inutile si on oublie Lakhira. C'est pourquoi j'entre à la Mission catholique dès l'année suivante : « Eux au moins parlent de l'essentiel aux enfants. » Et l'essentiel, pour Père, était Dieu.

J'ai suivi le catéchisme à la Mission. Je me suis impliqué dans les décorations de Noël, en classe et dans la cour de l'école. La participation était libre. La limite était au niveau « enfant de chœur » qui sert la messe. Servir la messe était réservé à quelques privilégiés que j'enviais en secret.

Après la Mission, je suis entré au collège catholique. Une prière en classe en début de journée. Des heures de catéchèse non obligatoires. Des prêtres, des religieux et des religieuses comme enseignants. Il n'y avait pas de « fête de Noël », mais il y avait un repas de Noël, du théâtre à Noël, un cross de Noël, etc. Tout un panel d'activités qui installait une ambiance de bienveillance : « un esprit de Noël ».

Je dirige le club photos du collège, supervisé par un vieil homme austère et taciturne. Un frère d'une congrégation du Sacré-Cœur. Durant mes longues heures de labo, je prends des pauses pour faire la salat – la prière – dans un coin. Le Frère me laissait faire et finit par me demander ce que je dis dans mes prières. Je prie en arabe, je ne comprends pas l'arabe. Il fut donc choqué par ma réponse.

Mon plus beau cadeau de Noël

« Vous priez tout le temps et vous ne savez pas ce que vous dites ? » Pour une fois, il tomba le vieux masque qui lui servait de visage. Les versets de la salat sont des paroles divines. Si je ne comprends pas ce que je dis, Dieu les comprend. C'était mon avis d'ado. Je vais le réviser à Noël.

Car, à l'occasion de Noël, sur le comptoir du labo-photos, je trouve un paquet à mon nom avec une carte disant : « Noël est une fête pour tous ! » Ce cadeau était un livre qui ne pouvait pas exister, pas pour moi, même dans mes rêves et mes délires les plus profonds. C'était un Coran en français. Une édition de luxe du Coran traduit par Denise Masson. Ce fut mon premier cadeau de Noël, mon plus beau cadeau aussi, puisqu'il a changé ma vie de croyant à jamais !

J'avais déjà mémorisé une partie du Coran mais j'ignorais que le Coran avait une histoire, qu'il avait un discours. L'introduction du livre m'apprend plus sur l'islam que mes années d'école coranique. On me disait que « le Coran est descendu sur le Prophète ». C'était merveilleux, beau et paranormal car je n'avais pas compris. J'ai cessé de mythifier le Coran en réalisant qu'il était porteur d'un message. J'ai donc cherché le message du Coran. Je n'ai plus prié à l'aveugle et je le dois à l'esprit de Noël.

Une occasion d'honorer un être cher à Dieu

Fêter Noël, c'est fêter Jésus, pas un péché. Pas pour moi. C'est une occasion d'honorer un être cher à Dieu. Une âme parmi les plus riches et énigmatiques que Dieu a envoyées pour nous guider. Contez l'histoire de Christ aux enfants, leurs petits yeux brillent. Tout est spectaculaire dans la vie de Jésus, fils de Marie. Un miracle ambulant, par sa famille, sa naissance, ses démonstrations jusqu'à sa sortie de scène. Une vie théâtrale où Dieu est le héros invisible et magnifique de Sa présence. Sans Dieu, c'est toute l'histoire de Christ qui s'écroule parce qu'elle devient trop fictive.

Jésus prêche deux ou trois années à peine. Il ne laisse pas une page. Douze apôtres, pas tous fiables. Pourtant, son souvenir et son message remplissent les cœurs partout sur la planète. Pour moi, là est le miracle vivant du Christ. Dans tout patelin perdu de France, je trouve une église, une chapelle qui a une histoire confirmant la grandeur de Jésus. Je doute qu'il soit venu fonder une religion. Mais je ne doute pas qu'il ait porté « la bonne nouvelle » par un message d'Amour total : l'Amour de soi et l'Amour du prochain en plus de l'Amour de Dieu.

Il y a des choses à faire pour l'islam à l'occasion de Noël qui valent mieux que les combats idéologiques polémiques

Ceux qui militent contre Noël, en France, oublient que ce pays a une histoire. Que son peuple s'est formé dans la fierté de « fille aînée de l’Église ». Noël a beau avoir perdu de sa couleur chrétienne, il nous reste l'esprit du don gratuit : le cadeau. On peut offrir des cadeaux toute l'année. Mais offrir un cadeau à Noël prend une dimension spéciale quand 19 % de notre population est chroniquement touchée par la solitude. Quand la solitude des seniors est un serpent de mer que l’État sous-traite en douce avec les associations inspirées des valeurs chrétiennes. Ils sont près de 3,2 millions de seniors en état de mort sociale. Les parents sont décédés, les amis aussi. Les enfants mariés, loin, etc. Les jeunes sont aussi touchés par la solitude.

Dans une génération ou deux, la fragilité du lien familial et social menacera le public de mosquées. Il y a donc mieux à faire pendant qu'il est encore temps. Il y a moyen de prendre la vague de Noël au lieu de la mépriser. Il faut s’approprier Noël, c'est possible car Jésus, fils de Marie, est des nôtres, il est de ceux qui sont « soumis à Dieu » : Jésus est musulman !

Le Centre culturel islamique de Muhammad Hamidullah offrait des cadeaux de Noël au début des années 1950. Des familles de Paris et de la banlieue en profitaient. Nombre de familles de l'Hexagone découvraient ainsi l'islam par un cadeau de Noël offert par une association islamique. Ils sont nombreux, en France, ceux qui croient que l'islam correspond à ce qu'ils lisent dans les journaux, ce qu'ils voient à la télé. Il y a des choses à faire pour l'islam à l'occasion de Noël, des choses qui valent mieux que les combats idéologiques polémiques !

La voie est ouverte pour ceux qui sont capables d'innovation constructive

Noël est une fête à thèmes multiples. La Nativité pour les pieux ; la fraternité pour tous les autres. Et s'il le faut, du chocolat pour certains, la famille pour d'autres. Les petits sauront jouer avec le Père Noël et les cadeaux portés par les « Rois mages » au pied du sapin ; pas besoin de crèche de Noël.

L'énergie de Noël est positive et dépouillée de dogmatisme. La voie est ouverte pour ceux qui sont capables d'innovation constructive. Il s'agit de trouver un thème aux musulmans en cette période de vacances nationales. Dans les années 1980, l'Association des étudiants islamiques de France (AEIF) tiennent leur congrès annuel à Noël. L'Union des organisations islamiques en France, qui n'était pas encore Musulmans de France, tenait aussi son Congrès annuel du Bourget à Noël.

Les temps ont changé et les mosquées ont fleuri. La politique a pollué le débat sur l'islam en France. Et la mosquée s'est fermée, communautarisée. Il faut l'ouvrir. Une « Porte ouverte des mosquées » est possible à Noël. Pour accueillir tout le monde, offrir le Coran, des livres et pourquoi pas servir du thé et des makrout. Cela serait utile à tous. Plus utile qu'avancer à contrevent, contre l'esprit de Noël.

Inviter un ami à l'Aïd et refuser son invitation à Noël est incohérent

La Fête des voisins est née en France. Une idée pour la convivialité contre le fléau de la solitude. Même à l'heure des réseaux sociaux, la liste des followers n'est qu'un succédané du lien social. Dieu nous a donné l'Aïd al-Fitr et l'Aïd el-Kébir. Mais dans aucun verset, aucun hadith, l'islam n'a rejeté le bon voisinage. Dans les enseignements qu'il reçoit de l'Ange Gabriel, le Prophète a été surpris. Car l'Ange insiste tant sur le bon voisinage que Rassul a cru que le voisin serait un des héritiers !

Et si Noël n'est pas islamique, le bon traitement du voisin l'est. Inviter un ami à l'Aïd et refuser son invitation à Noël est incohérent. Accueillir ses vœux de l'Aïd sans lui souhaiter « Joyeux Noël » est injuste. Parler de Rassul toute l'année sans dire mot sur le Christ à Noël est hypocrisie en France.

Cette schizophrénie, au motif de l'islam, est peu islamique. Beaucoup le pensent. En parler, dans la France d'aujourd'hui, c'est risquer la sunna posthume qui nous envoie en Enfer. J'y suis déjà allé pour le Mawlid, je peux y retourner pour Noël. Donc, à toutes et à tous, bonnes fêtes de fin d'année !

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Amara Bamba, président du collectif Muhammad Hamidullah, est enseignant, diplômé en anthropologie (EHESS-Paris). Il est l'auteur de Muhammad Hamidullah, un intellectuel musulman de France, à paraître.

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