De facto
La mort et la disparition de migrants sont longtemps restées invisibles pour le grand public. Tout comme les responsabilités politiques de ces tragédies. Cet article propose une analyse de dispositifs qui visent à rétablir la vérité sur ces faits.
Alors que des milliers des migrants disparaissent tous les ans dans les conditions opaques des zones frontalières, quelles pratiques concrètes contribuent à (re)construire un récit public de ces faits ? Comment participent-elles de l’élargissement de notre perception des vies perdues ? Nous répondons à ces questions en analysant trois dispositifs forensiques et contre-forensiques* mis en place aux frontières qui séparent l’Union européenne et les États-Unis des pays du « Sud global ».
Établir la vérité sur la mort et la disparition aux frontières
Dans la nuit du 18 au 19 avril 2015, une embarcation surchargée de personnes tentant d’arriver en Europe a coulé au cours de la périlleuse traversée de la Libye à l’Italie, causant la mort de 500 à 800 migrants, selon les comptes rendus officiels. Alors que chaque navire civil ou militaire tient une liste des passagers pour déterminer qui meurt, survit ou disparaît en cas de naufrage, aucune liste de ce type n’existait pour cette embarcation.
Quand il s’agit de personnes qui ne peuvent pas remplir les conditions pour obtenir un visa, il n’y a pas de registres administratifs, ni de comptes rendus institutionnels de ces événements. Ceux-ci deviennent des sortes de non-faits : pas de données sur ce qui s’est passé, pas de traces de l’identité des victimes. Et quand tous disparaissent, il n’y a même pas de témoins.
Depuis le milieu des années 1990, le nombre de migrants morts et disparus n’a cessé d’augmenter dans une autre frontière du Nord global, celle du sud des États-Unis. La mise en place en 1994 de la politique de frontière prevention through deterrence et son renforcement à partir des attentats de 2001, a provoqué un « effet d’entonnoir » (Rubio-Goldsmith et al., 2006) qui oblige les migrants à traverser la frontière par des routes extrêmement dangereuses comme le désert de Sonora. Des milliers y perdent la vie tous les ans.
Dans ces deux zones, la mise en place d’accords de libre-échange s’est accompagnée de l’établissement de barrières à la migration « indésirable » (Agier, 2008). Suite à la militarisation physique et numérique des frontières, les mort-e-s et les disparu-e-s ont commencer à se cumuler silencieusement.
Les premiers acteurs à rendre visible ces victimes des frontières militarisées ont été des groupes d’activistes tels que Fortress Europe et la Coalición de Derechos Humanos en Arizona, suivis – suite à la pression des activistes – par des organisations internationales comme l’Organisation internationale des migrations (OIM) avec son programme Missing Migrants Project, initié en 2014.
Les listes de migrants morts dans la traversée de la Méditerranée, telles celles établies par Fortress Europe, constituent des pratiques de factualisation, c’est-à-dire des pratiques qui transforment l’expérience vécue de la mort et de la disparition en une réalité objectivée. Ces registres permettent de constituer un récit de vérité sur ces pertes humaines. Un récit qui devient alors un contre-discours face aux récits gouvernementaux qui rendent responsables de ces tragédies la nature, les passeurs et les migrants eux-mêmes (Heller et Pécoud, 2020 ; Schindel, 2019). Ces récits ne se satisfont pas de simplement signifier les morts et les disparus des frontières : ils revendiquent la valeur humaine de ces personnes et de leurs familles, de leurs vies et de leurs morts sous des angles bien spécifiques, irrigués par des discours humanitaires, de justice sociale et de critique politique du système migratoire, entre autres.
Quand il s’agit de personnes qui ne peuvent pas remplir les conditions pour obtenir un visa, il n’y a pas de registres administratifs, ni de comptes rendus institutionnels de ces événements. Ceux-ci deviennent des sortes de non-faits : pas de données sur ce qui s’est passé, pas de traces de l’identité des victimes. Et quand tous disparaissent, il n’y a même pas de témoins.
Depuis le milieu des années 1990, le nombre de migrants morts et disparus n’a cessé d’augmenter dans une autre frontière du Nord global, celle du sud des États-Unis. La mise en place en 1994 de la politique de frontière prevention through deterrence et son renforcement à partir des attentats de 2001, a provoqué un « effet d’entonnoir » (Rubio-Goldsmith et al., 2006) qui oblige les migrants à traverser la frontière par des routes extrêmement dangereuses comme le désert de Sonora. Des milliers y perdent la vie tous les ans.
Dans ces deux zones, la mise en place d’accords de libre-échange s’est accompagnée de l’établissement de barrières à la migration « indésirable » (Agier, 2008). Suite à la militarisation physique et numérique des frontières, les mort-e-s et les disparu-e-s ont commencer à se cumuler silencieusement.
Les premiers acteurs à rendre visible ces victimes des frontières militarisées ont été des groupes d’activistes tels que Fortress Europe et la Coalición de Derechos Humanos en Arizona, suivis – suite à la pression des activistes – par des organisations internationales comme l’Organisation internationale des migrations (OIM) avec son programme Missing Migrants Project, initié en 2014.
Les listes de migrants morts dans la traversée de la Méditerranée, telles celles établies par Fortress Europe, constituent des pratiques de factualisation, c’est-à-dire des pratiques qui transforment l’expérience vécue de la mort et de la disparition en une réalité objectivée. Ces registres permettent de constituer un récit de vérité sur ces pertes humaines. Un récit qui devient alors un contre-discours face aux récits gouvernementaux qui rendent responsables de ces tragédies la nature, les passeurs et les migrants eux-mêmes (Heller et Pécoud, 2020 ; Schindel, 2019). Ces récits ne se satisfont pas de simplement signifier les morts et les disparus des frontières : ils revendiquent la valeur humaine de ces personnes et de leurs familles, de leurs vies et de leurs morts sous des angles bien spécifiques, irrigués par des discours humanitaires, de justice sociale et de critique politique du système migratoire, entre autres.
Trois dispositifs de factualisation, trois contre-récits
Les dispositifs forensiques et contre-forensiques qui dépassent le cadre médico-légal traditionnel lié au pouvoir de l’État-nation ont joué un rôle crucial dans la publicisation des décès et disparitions aux frontières. Nos recherches sur trois d’entre eux jettent la lumière sur les méthodes socio-techniques et sur les positions éthico-politiques qu’elles combinent et, de ce fait, sur les contre-discours qu’ils produisent sur les morts aux frontières.
Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) a mis en place un projet (2017–2021) afin d’établir une méthodologie d’identification des migrants décédés et disparus en Méditerranée à partir du cas du naufrage du 18 avril 2015. Les dispositifs de factualisation mis en place par le CICR se basent sur un travail médico-légal classique : ils tentent d’apparier des données post-mortem avec des données ante-mortem. Ils proposent aussi une méthode innovante de reconstitution des trajectoires des personnes disparues à partir d’une analyse de réseaux, déjà expérimentée par les enquêtes sur les disparus de la dictature argentine. La méthode du CIRC qualifie les disparitions de personnes en déplacement comme des crises humanitaires et comme une atteinte aux droits fondamentaux de ces personnes.
Le Pima County Office of the Medical Examiner (PCOME) et l’ONG Colibrí Center for Human Rights en Arizona enquêtent en tandem depuis 2006 sur la mort et la disparition de migrants dans le désert de Sonora. Leurs outils de factualisation combinent des enquêtes médico-légales post-mortem, réalisés par PCOME, à des collectes de données ante-mortem à la charge de Colibrí, réalisées auprès des parents de migrants disparus aux États-Unis et en Amérique latine. À la différence du CIRC, ils catégorisent les migrants disparus et/ou morts en tant que victimes des violences structurelles : de la pauvreté et de l’exploitation qui les obligent à migrer et de l’effacement systématique des traces de leur présence dans les zones frontalières et dans les registres de l’État.
À ces dispositifs, s’ajoutent les enquêtes sur la mort de migrants en Méditerranée de l’équipe académique et militante, Forensic Oceanographic (FO). Avec des méthodes forensiques innovantes, en source ouverte, elles fournissent des preuves visuelles des facteurs à l’origine des disparitions et des décès aux frontières maritimes.
Les enquêtes de FO analysent conjointement des données provenant de sources multiples : des rapports officiels, des données produites par des organisations humanitaires, des témoignages de survivants et des preuves numérisées, telles les données provenant de systèmes informatisés de suivi des navires et de systèmes d’alarme qui servent à restituer les conditions sous lesquelles se sont produits les naufrages. Plus que les deux autres dispositifs, la démarche de FO insiste sur le fait que les morts aux frontières sont le fruit de la violence du régime frontalier européen.
Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) a mis en place un projet (2017–2021) afin d’établir une méthodologie d’identification des migrants décédés et disparus en Méditerranée à partir du cas du naufrage du 18 avril 2015. Les dispositifs de factualisation mis en place par le CICR se basent sur un travail médico-légal classique : ils tentent d’apparier des données post-mortem avec des données ante-mortem. Ils proposent aussi une méthode innovante de reconstitution des trajectoires des personnes disparues à partir d’une analyse de réseaux, déjà expérimentée par les enquêtes sur les disparus de la dictature argentine. La méthode du CIRC qualifie les disparitions de personnes en déplacement comme des crises humanitaires et comme une atteinte aux droits fondamentaux de ces personnes.
Le Pima County Office of the Medical Examiner (PCOME) et l’ONG Colibrí Center for Human Rights en Arizona enquêtent en tandem depuis 2006 sur la mort et la disparition de migrants dans le désert de Sonora. Leurs outils de factualisation combinent des enquêtes médico-légales post-mortem, réalisés par PCOME, à des collectes de données ante-mortem à la charge de Colibrí, réalisées auprès des parents de migrants disparus aux États-Unis et en Amérique latine. À la différence du CIRC, ils catégorisent les migrants disparus et/ou morts en tant que victimes des violences structurelles : de la pauvreté et de l’exploitation qui les obligent à migrer et de l’effacement systématique des traces de leur présence dans les zones frontalières et dans les registres de l’État.
À ces dispositifs, s’ajoutent les enquêtes sur la mort de migrants en Méditerranée de l’équipe académique et militante, Forensic Oceanographic (FO). Avec des méthodes forensiques innovantes, en source ouverte, elles fournissent des preuves visuelles des facteurs à l’origine des disparitions et des décès aux frontières maritimes.
Les enquêtes de FO analysent conjointement des données provenant de sources multiples : des rapports officiels, des données produites par des organisations humanitaires, des témoignages de survivants et des preuves numérisées, telles les données provenant de systèmes informatisés de suivi des navires et de systèmes d’alarme qui servent à restituer les conditions sous lesquelles se sont produits les naufrages. Plus que les deux autres dispositifs, la démarche de FO insiste sur le fait que les morts aux frontières sont le fruit de la violence du régime frontalier européen.
Visibiliser pour résister
Ces trois dispositifs forensiques et contre-forensiques contribuent à objectiver les morts et les disparitions aux frontières. Ils ont aussi participé de la transformation des événements jusqu’alors invisibles en faits publics connus. Ces enquêtes qui visent à identifier des personnes mortes, à connaitre leur destin, ainsi qu’à déterminer les responsables d’une telle exposition à la violence, impliquent aussi de doter de valeur ces vies humaines.
Il serait alors essentiel d’élargir ce travail de visibilisation au-delà de ce qu’on peut voir et montrer depuis l’Europe et les États-Unis, tel le travail de l’agence Border Forensic au Sahara. Par ailleurs, l’accent porté sur la visualisation de la violence frontalière, si nécessaire soit-il, peut conduire à une impasse positiviste s’il ne s’accompagne pas d’une action contre l’indifférence structurelle à l’égard de cette violence et contre les politiques migratoires qui en sont à l’origine.
*Nous traduisons « forensic » en anglais et « forense » en espagnol par « forensique ». Le forensique fait référence à un champ d’action plus large que le domaine strictement médico-légal, qui est une méthode scientifique utilisée pour éclairer les circonstances d’une affaire judiciaire.
*****
Paola Díaz est anthropologue. Elle est professeure à l’Université de Tarapacá et chercheuse associée au Centre for Conflict and Cohesion Studies (COES, Chile), au Centre d’études des mouvements sociaux EHESS (CEMS-EHESS) et à l’IC Migrations. Anna Rahel Fischer a étudié les sciences politiques, les études des droits humains et le droit, avec une spécialisation en droit international et en droit international humanitaire (DIH) à Sciences Po Paris (France), à l’université de Columbia (États-Unis) et à l’université de Leiden (Pays-Bas) et a été chercheuse associée à l’Université de Université du Québec à Montréal (UQAM).
Première publication dans le dossier I[« “People not numbers” : Retrouver la trace des morts aux frontières »]i dirigé par Filippo Furri et Linda Haapajärvi, De facto 38, mis en ligne en juin 2024 et disponible ici.
Lire aussi ;
Migrations climatiques : ni cédons ni au catastrophisme ni au déni de la complexité
A Marseille, l’appel du pape François, défenseur des migrants, à « prévenir un naufrage de civilisation »
Il serait alors essentiel d’élargir ce travail de visibilisation au-delà de ce qu’on peut voir et montrer depuis l’Europe et les États-Unis, tel le travail de l’agence Border Forensic au Sahara. Par ailleurs, l’accent porté sur la visualisation de la violence frontalière, si nécessaire soit-il, peut conduire à une impasse positiviste s’il ne s’accompagne pas d’une action contre l’indifférence structurelle à l’égard de cette violence et contre les politiques migratoires qui en sont à l’origine.
*Nous traduisons « forensic » en anglais et « forense » en espagnol par « forensique ». Le forensique fait référence à un champ d’action plus large que le domaine strictement médico-légal, qui est une méthode scientifique utilisée pour éclairer les circonstances d’une affaire judiciaire.
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Paola Díaz est anthropologue. Elle est professeure à l’Université de Tarapacá et chercheuse associée au Centre for Conflict and Cohesion Studies (COES, Chile), au Centre d’études des mouvements sociaux EHESS (CEMS-EHESS) et à l’IC Migrations. Anna Rahel Fischer a étudié les sciences politiques, les études des droits humains et le droit, avec une spécialisation en droit international et en droit international humanitaire (DIH) à Sciences Po Paris (France), à l’université de Columbia (États-Unis) et à l’université de Leiden (Pays-Bas) et a été chercheuse associée à l’Université de Université du Québec à Montréal (UQAM).
Première publication dans le dossier I[« “People not numbers” : Retrouver la trace des morts aux frontières »]i dirigé par Filippo Furri et Linda Haapajärvi, De facto 38, mis en ligne en juin 2024 et disponible ici.
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