Dans une interview donnée au Monde à propos du rapport « Frères musulmans et islamisme politique » rendu public en mai dernier, Franck Frégosi se demande à juste titre « pourquoi s’être focalisé sur les Frères musulmans. Il aurait été pertinent de s’intéresser en parallèle aux salafistes qui, eux, sont dynamiques et diffusent efficacement leur lecture de l’islam sur les réseaux sociaux, notamment auprès de la jeunesse ».
Le rapport en question ne fait que confirmer ce que tous les observateurs attentifs de l’islam en France savaient déjà : les « fréristes », vieillissants et n’ayant pas réussi à susciter une nouvelle génération de cadres, ont une influence déclinante. La fédération Musulmans de France (ex-UOIF), à l’origine fondée par des membres ou proches des Frères musulmans, s’est considérablement affaiblie. On se demande alors pourquoi les pouvoirs publics s’acharnent sur un courant politico-religieux qui n’a jamais appelé à la violence et qui ne présente pas de danger pour l’ordre public.
Le rapport en question ne fait que confirmer ce que tous les observateurs attentifs de l’islam en France savaient déjà : les « fréristes », vieillissants et n’ayant pas réussi à susciter une nouvelle génération de cadres, ont une influence déclinante. La fédération Musulmans de France (ex-UOIF), à l’origine fondée par des membres ou proches des Frères musulmans, s’est considérablement affaiblie. On se demande alors pourquoi les pouvoirs publics s’acharnent sur un courant politico-religieux qui n’a jamais appelé à la violence et qui ne présente pas de danger pour l’ordre public.
Emasculer l’islam de toute potentialité révolutionnaire
Frank Frégosi avance une raison géopolitique : il serait plus facile de s’attaquer aux Frères musulmans, qui sont plus combattus que soutenus par les États musulmans, qu’au wahhabito-salafisme, largement financé par les pays du Golfe avec lesquels les affaires commerciales vont bon train. Cette explication relativement conjoncturelle ne doit pas nous dispenser de rechercher des causes plus profondes. Je voudrais faire ici l’hypothèse que les élites au sein de l’État français ont identifié dans l’islamisme (qu’il soit estampillé « politique » ou non) un ennemi de leur conception de la République et qu’ils s’emploient non seulement à « domestiquer l’islam », comme le dit Franck Frégosi, mais à l’émasculer de toute potentialité révolutionnaire.
Quand on étudie attentivement, le « moteur de l’islam », c’est-à-dire le texte coranique, il faut bien constater qu’il propose une vision du monde bien différente de la pensée républicaine actuellement dominante, celle qui s’est constituée depuis le XVIIIe siècle avec la proclamation de l’individu souverainement libre, puis à partir du XIXe siècle avec l’imposition du capitalisme libéral de marché au niveau mondial. L’humanité, autonome et maîtresse d’elle-même, progresserait nécessairement, grâce à la science et l’accroissement du bien-être matériel, vers son accomplissement.
L’islam part d’une prémisse toute différente, celle de l’unicité d’un Dieu créateur et souverain. Le monde matériel visible n’est qu’une partie de l’univers, qui est aussi composé de forces spirituelles et psychiques gouvernées par des lois divines. L’être humain ne peut parvenir à l’accomplissement qu’en recherchant, par son intelligence comme par une expérience plus intuitive de la vie, la logique de ces lois. Comme sa raison est limitée, il est invité à se confier pleinement à la miséricorde de Dieu qui lui indique, par la voix de ses messagers, les prophètes, comment il doit se comporter pour s’assurer la vie éternelle.
Cette vision métaphysique du monde est aussi celle des juifs et des chrétiens, les deux autres monothéismes abrahamiques. L’État français a néanmoins réussi à désarmer ces derniers. Pour les juifs, comme pour les protestants, en leur octroyant la pleine citoyenneté qui leur avait été si longtemps refusée par la monarchie catholique absolutiste. Avec les catholiques, le combat a été rude, il est connu. Pour survivre, l’Église catholique a accepté de séculariser son discours, de renoncer à une influence politique directe pour tenter de garder une influence culturelle - cependant, si on lit attentivement les documents de Vatican II, elle maintient toutes ses prétentions à détenir la vérité et à gouverner les consciences de ses ouailles.
Quand on étudie attentivement, le « moteur de l’islam », c’est-à-dire le texte coranique, il faut bien constater qu’il propose une vision du monde bien différente de la pensée républicaine actuellement dominante, celle qui s’est constituée depuis le XVIIIe siècle avec la proclamation de l’individu souverainement libre, puis à partir du XIXe siècle avec l’imposition du capitalisme libéral de marché au niveau mondial. L’humanité, autonome et maîtresse d’elle-même, progresserait nécessairement, grâce à la science et l’accroissement du bien-être matériel, vers son accomplissement.
L’islam part d’une prémisse toute différente, celle de l’unicité d’un Dieu créateur et souverain. Le monde matériel visible n’est qu’une partie de l’univers, qui est aussi composé de forces spirituelles et psychiques gouvernées par des lois divines. L’être humain ne peut parvenir à l’accomplissement qu’en recherchant, par son intelligence comme par une expérience plus intuitive de la vie, la logique de ces lois. Comme sa raison est limitée, il est invité à se confier pleinement à la miséricorde de Dieu qui lui indique, par la voix de ses messagers, les prophètes, comment il doit se comporter pour s’assurer la vie éternelle.
Cette vision métaphysique du monde est aussi celle des juifs et des chrétiens, les deux autres monothéismes abrahamiques. L’État français a néanmoins réussi à désarmer ces derniers. Pour les juifs, comme pour les protestants, en leur octroyant la pleine citoyenneté qui leur avait été si longtemps refusée par la monarchie catholique absolutiste. Avec les catholiques, le combat a été rude, il est connu. Pour survivre, l’Église catholique a accepté de séculariser son discours, de renoncer à une influence politique directe pour tenter de garder une influence culturelle - cependant, si on lit attentivement les documents de Vatican II, elle maintient toutes ses prétentions à détenir la vérité et à gouverner les consciences de ses ouailles.
Une République forte et sûre d’elle-même peut entendre les discours qui déplaisent pour les laisser combattre avec les armes du verbe par celles et ceux qui les rejettent
Pratiquant une religion minoritaire qui, de plus, a été gérée de façon colonialiste et gallicane durant la période de l’Algérie française, les musulmans sont dans une tout autre position que les catholiques ou les adeptes des courants religieux minoritaires historiques. Ces « nouveaux venus » sont plus exposés, ils n’ont pas de base financière et sociale solide dans le pays, ils doivent donc à la fois composer et faire preuve de plus de détermination pour se faire pleinement reconnaître. Par ailleurs, il leur est impossible de renoncer aux fondements de l’islam, le cœur eschatologique de la révélation coranique et le principe de la remise de soi à Dieu.
Dès lors, entre « l’humanisme exclusif » républicain – pour reprendre l’expression de Charles Taylor (L’âge séculier, Paris, Seuil, 2011) – et le pari pascalien islamique sur un au-delà du monde matériel, les vues sont irréconciliables. La logique croyante, et le Coran ne cesse de le répéter, fait qu’on ne peut servir plusieurs dieux à la fois. Un musulman peut donc (et doit) respecter les lois civiles de son pays mais il ne peut prendre à son compte le système idéologique, la vision du monde que prétendrait définir les dirigeants du pays où il vit.
Est-ce d’ailleurs aux serviteurs d’une République démocratique et pluraliste, comme se veut l’être la France, de définir les valeurs et les visions du monde que devrait suivre toute la société ? Bien sûr que non : la République est un régime politique de liberté, la Nation française est une communauté de destin et de projet (et non l’émanation d’une ethnie ou le produit d’un roman national), l’État se doit de créer un cadre commun à toutes et tous qui garantit à chacun, individuellement et collectivement, le droit de s’organiser comme il l’entend.
Comme les chrétiens de l’Antiquité à qui on demandait de « sacrifier à César », même formellement, et qui s’y refusaient jusqu’au supplice pour rappeler que les fins ultimes de l’existence n’étaient pas bornées par la vie physique, les islamistes d’aujourd’hui proclament que les « valeurs de la République », le versant moralisant des étroites conceptions de l’humanisme rationalisant hérité des XVIIe et XVIIIe siècles où l’athéisme devrait être la norme, ne sont pas l’alpha et l’oméga des pérégrinations de l’humanité sur terre. Cela peut déplaire, mais une République forte et sûre d’elle-même peut entendre ce type de discours pour le laisser combattre avec les armes du verbe par celles et ceux qui le rejettent. Après tout, bien d’autres visions du monde circulent dans notre pays, qui peuvent elles aussi sembler absurdes et que les pouvoirs publics ne répriment cependant pas.
Dès lors, entre « l’humanisme exclusif » républicain – pour reprendre l’expression de Charles Taylor (L’âge séculier, Paris, Seuil, 2011) – et le pari pascalien islamique sur un au-delà du monde matériel, les vues sont irréconciliables. La logique croyante, et le Coran ne cesse de le répéter, fait qu’on ne peut servir plusieurs dieux à la fois. Un musulman peut donc (et doit) respecter les lois civiles de son pays mais il ne peut prendre à son compte le système idéologique, la vision du monde que prétendrait définir les dirigeants du pays où il vit.
Est-ce d’ailleurs aux serviteurs d’une République démocratique et pluraliste, comme se veut l’être la France, de définir les valeurs et les visions du monde que devrait suivre toute la société ? Bien sûr que non : la République est un régime politique de liberté, la Nation française est une communauté de destin et de projet (et non l’émanation d’une ethnie ou le produit d’un roman national), l’État se doit de créer un cadre commun à toutes et tous qui garantit à chacun, individuellement et collectivement, le droit de s’organiser comme il l’entend.
Comme les chrétiens de l’Antiquité à qui on demandait de « sacrifier à César », même formellement, et qui s’y refusaient jusqu’au supplice pour rappeler que les fins ultimes de l’existence n’étaient pas bornées par la vie physique, les islamistes d’aujourd’hui proclament que les « valeurs de la République », le versant moralisant des étroites conceptions de l’humanisme rationalisant hérité des XVIIe et XVIIIe siècles où l’athéisme devrait être la norme, ne sont pas l’alpha et l’oméga des pérégrinations de l’humanité sur terre. Cela peut déplaire, mais une République forte et sûre d’elle-même peut entendre ce type de discours pour le laisser combattre avec les armes du verbe par celles et ceux qui le rejettent. Après tout, bien d’autres visions du monde circulent dans notre pays, qui peuvent elles aussi sembler absurdes et que les pouvoirs publics ne répriment cependant pas.
Ce n’est pas à l’État de décider le visage de la Nation, encore moins de diriger les consciences
Pourquoi alors s’attaquer de façon si déterminée à la « mouvance » frériste ? Il n’est pas le seul sur le marché de la pratique musulmane rigoriste. Son principal concurrent, le courant salafiste, malgré les comportements volontiers ostentatoires de ses membres, a un positionnement puritain et piétiste, il privatise à l’extrême l’observance religieuse. S’il fallait parler de « séparatisme », ce serait bien plutôt à cette mouvance qu’il vaudrait appliquer le terme. Tout au contraire, l’islamisme politique de la mouvance des Frères musulmans, lui aussi volontiers formaliste et rigoriste, n’oublie pas l’exigence de justice qui est consubstantielle à la vision eschatologique des religions abrahamiques. Cette exigence de justice, concrète et politique, n’est pas étrangère aux idéaux de la Révolution française ; pis, elle remet dangereusement en question la conception bourgeoise de l’égalité et de la liberté formelles qui n’a finalement guère été contestée depuis la Commune de Paris.
On peut ne pas partager l’idéologie des Frères musulmans et ne pas apprécier la fédération Musulmans de France. Il est néanmoins extrêmement préoccupant que des hauts fonctionnaires de l’État, dans un rapport truffé d’approximations et de lieux communs, reprennent à leur compte des idées de l’extrême droite, selon lesquelles la France serait menacée d’islamisation et que l’objectif ultime de ces islamistes serait d’imposer « la charia ».
Il est tout aussi inquiétant qu’ils posent (p. 60 du rapport) comme préalable à toute « négociation » (avec des citoyens français !) le fait qu’il doit régner dans notre pays « la certitude partagée que la France n’est pas et ne sera pas un pays musulman ». La France est un pays musulman depuis le premier tiers du XIXe siècle, la Troisième République s'enorgueillissait même d’être une « puissance musulmane ». Au lieu de voir dans l’islam un possible enrichissement, ou du moins l’opportunité d’interroger quelque peu leur compréhension routinière du monde, y compris dans une controverse serrée avec les tenants de l’islamisme, ces agents de l’État se retranchent dans une posture défensive et veule, ne voyant dans ce courant politico-religieux qu’un danger, et non une énergie transformatrice à s’approprier.
Les différentes composantes de la société française feront de la France ce qu’elles voudront, compris dans la confrontation. Ce n’est pas à l’État de décider le visage de la Nation, encore moins de diriger les consciences en promulguant une religion civile et en l’imposant par un contrôle politique tatillon. Comme le disait le Marquis de Sade, « Français, encore un effort si vous voulez être républicains ! »
*****
Vincent Goulet, sociologue du religieux, est chercheur associé au Laboratoire interdisciplinaire en études culturelles (LinCs) à l’Université de Strasbourg.
Lire aussi :
Rapport sur l'islamisme : « La voix de la nuance est indispensable pour éclairer les choix publics »
Rapport sur les Frères musulmans : vigilance face aux dérives
Un rapport sur « l’islamisme politique » aux répercussions qui inquiètent les musulmans de France
La France xénophobe et sa soif de « victimes expiatoires »
Les Français musulmans sous le joug de la mentalité préfasciste
On peut ne pas partager l’idéologie des Frères musulmans et ne pas apprécier la fédération Musulmans de France. Il est néanmoins extrêmement préoccupant que des hauts fonctionnaires de l’État, dans un rapport truffé d’approximations et de lieux communs, reprennent à leur compte des idées de l’extrême droite, selon lesquelles la France serait menacée d’islamisation et que l’objectif ultime de ces islamistes serait d’imposer « la charia ».
Il est tout aussi inquiétant qu’ils posent (p. 60 du rapport) comme préalable à toute « négociation » (avec des citoyens français !) le fait qu’il doit régner dans notre pays « la certitude partagée que la France n’est pas et ne sera pas un pays musulman ». La France est un pays musulman depuis le premier tiers du XIXe siècle, la Troisième République s'enorgueillissait même d’être une « puissance musulmane ». Au lieu de voir dans l’islam un possible enrichissement, ou du moins l’opportunité d’interroger quelque peu leur compréhension routinière du monde, y compris dans une controverse serrée avec les tenants de l’islamisme, ces agents de l’État se retranchent dans une posture défensive et veule, ne voyant dans ce courant politico-religieux qu’un danger, et non une énergie transformatrice à s’approprier.
Les différentes composantes de la société française feront de la France ce qu’elles voudront, compris dans la confrontation. Ce n’est pas à l’État de décider le visage de la Nation, encore moins de diriger les consciences en promulguant une religion civile et en l’imposant par un contrôle politique tatillon. Comme le disait le Marquis de Sade, « Français, encore un effort si vous voulez être républicains ! »
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Vincent Goulet, sociologue du religieux, est chercheur associé au Laboratoire interdisciplinaire en études culturelles (LinCs) à l’Université de Strasbourg.
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