Gideon Levy, l’éminent journaliste israélien du quotidien Haaretz, disait récemment devant le désastre de Gaza, avant de commencer une conférence : « Je vous demande un moment de méditation, de silence, pour considérer l’immense catastrophe aux conséquences terribles et imprévisibles, qui se déroule devant nous sans que les détenteurs du pouvoir politique ne bougent. »
Nous sommes confrontés à l’inouï. L’entrée des Russes en Ukraine, pays gardant des relations avec le monde extérieur, a aussitôt entraîné des sanctions. À Gaza, devant une situation infiniment plus grave, depuis 17 ans prison à ciel ouvert, où personne ne peut entrer ni sortir, dépourvue de tout armement tel qu’une défense antiaérienne, on peut, depuis plus de 20 mois, bombarder les hôpitaux, massacrer tant qu’on veut des enfants, des femmes, des vieillards, 2,2 millions de personnes que l’on conduit à la mort par la faim, la soif, la souffrance, l’absence de soins, les bombardements quotidiens. Les morts se comptent désormais par dizaines de milliers, y compris des enfants. Et cela ne bouleverse pas cette chère civilisation occidentale qui devrait se soulever comme un seul homme avec un seul mot d’ordre, un seul cri : STOP ! Et s’il le fallait, envoyer un corps expéditionnaire de casques bleus. Non, ce fameux Occident ne fait rien. Ou si, il envoie des armes aux génocidaires. Il est un complice actif de ce génocide.
Une seconde catastrophe s’ajoute à cela. Ce génocide est l’œuvre d’un peuple qui a lui-même subi un génocide. En même temps, c’est un peuple supposé porter les plus hautes valeurs héritées du Sinaï, de la Bible qui ne cesse de rappeler que « si un étranger habite avec toi, tu ne dois lui faire aucun mal et tu dois l’aimer comme toi-même » (Lévitique, 3e livre du Pentateuque). Cela m’a permis d’écrire dans mon livre Eloge de la trahison (2025), avec une amère ironie : cette Bible est un texte antisémite. Comment voulez-vous que j’aime comme moi-même un Palestinien ? C’est mon voisin, il habite avec moi ! Donc c’est de l’antisémitisme.
Nous sommes confrontés à l’inouï. L’entrée des Russes en Ukraine, pays gardant des relations avec le monde extérieur, a aussitôt entraîné des sanctions. À Gaza, devant une situation infiniment plus grave, depuis 17 ans prison à ciel ouvert, où personne ne peut entrer ni sortir, dépourvue de tout armement tel qu’une défense antiaérienne, on peut, depuis plus de 20 mois, bombarder les hôpitaux, massacrer tant qu’on veut des enfants, des femmes, des vieillards, 2,2 millions de personnes que l’on conduit à la mort par la faim, la soif, la souffrance, l’absence de soins, les bombardements quotidiens. Les morts se comptent désormais par dizaines de milliers, y compris des enfants. Et cela ne bouleverse pas cette chère civilisation occidentale qui devrait se soulever comme un seul homme avec un seul mot d’ordre, un seul cri : STOP ! Et s’il le fallait, envoyer un corps expéditionnaire de casques bleus. Non, ce fameux Occident ne fait rien. Ou si, il envoie des armes aux génocidaires. Il est un complice actif de ce génocide.
Une seconde catastrophe s’ajoute à cela. Ce génocide est l’œuvre d’un peuple qui a lui-même subi un génocide. En même temps, c’est un peuple supposé porter les plus hautes valeurs héritées du Sinaï, de la Bible qui ne cesse de rappeler que « si un étranger habite avec toi, tu ne dois lui faire aucun mal et tu dois l’aimer comme toi-même » (Lévitique, 3e livre du Pentateuque). Cela m’a permis d’écrire dans mon livre Eloge de la trahison (2025), avec une amère ironie : cette Bible est un texte antisémite. Comment voulez-vous que j’aime comme moi-même un Palestinien ? C’est mon voisin, il habite avec moi ! Donc c’est de l’antisémitisme.
Une réflexion croisée entre les textes bibliques et talmudiques et les textes psychanalytiques
Je suis psychanalyste après avoir été agronome. J’ai aussi été sioniste, mais pas comme ceux que j’appelle les sionistes du café de Flore. Moi, quand je crois en quelque chose, je le fais. Quand j’ai cru qu’il fallait donner à manger aux êtres humains – il y avait à l’époque toute une idéologie venue du Brésil et du père Josué de Castro dont les livres sur la faim dans le monde m’ont marqué –, je suis allé en Afrique noire développer les cultures vivrières.
Depuis une dizaine d’années, je fais un travail psychanalytique de fond. Je dois énormément à Freud – c’est grâce à lui que ma vie a pris tournure –, je dois peut-être encore plus à Jacques Lacan, qui m’a formé et transmis la psychanalyse. Mais toute discipline sérieuse est appelée à être critiquée, voire même dépassée. La psychanalyse freudienne stricto sensu est centrée sur la question de l’Œdipe – le « schibboleth » de la psychanalyse, un mot qui, dans la Bible, renvoie au grand fratricide qu’a été la guerre entre la tribu de Manassé et celle d’Ephraïm, toutes deux descendantes de Joseph. Curieusement, c’est ce passage fratricidaire que Freud a choisi pour définir l’Œdipe. Une grande partie de mon travail consiste en une réflexion croisée entre les textes bibliques et talmudiques et les textes psychanalytiques. C’est Lacan qui m’a poussé à approfondir les questions religieuses, alors qu’au début j’étais un athée convaincu, comme tous les athées, qui plus est marxiste-léniniste.
Dans Totem et Tabou, Freud nous dit qu’à l’origine de la société humaine, il y a un parricide fondateur : les membres d’une tribu, une fratrie au départ, tuent et mangent leur chef, leur père primitif, qui était un tyran. La Bible me paraît plus profonde que cette théorie. Au chapitre 3 de la Genèse, il y a ce grand traumatisme des humains, Adam et Ève chassés du Paradis, passage riche en résonance du point de vue psychanalytique, car au Paradis, il y avait tout ce qu’on voulait, on n’avait pas besoin de faire d’efforts, comme dans… l’utérus maternel. Cette question a été développée par un psychanalyste exceptionnel, Otto Rank (1884-1939), qui a écrit Le Traumatisme de la naissance (1924). Il y suggère que l’angoisse liée à la transition du ventre maternel vers l’extérieur est la source fondamentale de l’angoisse humaine – ce qui a entraîné sa rupture avec Freud mais lui a valu l’hommage de Lacan.
Depuis une dizaine d’années, je fais un travail psychanalytique de fond. Je dois énormément à Freud – c’est grâce à lui que ma vie a pris tournure –, je dois peut-être encore plus à Jacques Lacan, qui m’a formé et transmis la psychanalyse. Mais toute discipline sérieuse est appelée à être critiquée, voire même dépassée. La psychanalyse freudienne stricto sensu est centrée sur la question de l’Œdipe – le « schibboleth » de la psychanalyse, un mot qui, dans la Bible, renvoie au grand fratricide qu’a été la guerre entre la tribu de Manassé et celle d’Ephraïm, toutes deux descendantes de Joseph. Curieusement, c’est ce passage fratricidaire que Freud a choisi pour définir l’Œdipe. Une grande partie de mon travail consiste en une réflexion croisée entre les textes bibliques et talmudiques et les textes psychanalytiques. C’est Lacan qui m’a poussé à approfondir les questions religieuses, alors qu’au début j’étais un athée convaincu, comme tous les athées, qui plus est marxiste-léniniste.
Dans Totem et Tabou, Freud nous dit qu’à l’origine de la société humaine, il y a un parricide fondateur : les membres d’une tribu, une fratrie au départ, tuent et mangent leur chef, leur père primitif, qui était un tyran. La Bible me paraît plus profonde que cette théorie. Au chapitre 3 de la Genèse, il y a ce grand traumatisme des humains, Adam et Ève chassés du Paradis, passage riche en résonance du point de vue psychanalytique, car au Paradis, il y avait tout ce qu’on voulait, on n’avait pas besoin de faire d’efforts, comme dans… l’utérus maternel. Cette question a été développée par un psychanalyste exceptionnel, Otto Rank (1884-1939), qui a écrit Le Traumatisme de la naissance (1924). Il y suggère que l’angoisse liée à la transition du ventre maternel vers l’extérieur est la source fondamentale de l’angoisse humaine – ce qui a entraîné sa rupture avec Freud mais lui a valu l’hommage de Lacan.
A Gaza, une répétition du crime de Caïn
Dans le chapitre 4 de la Genèse, le véritable premier homme, celui qui est né de l’union d’un homme et d’une femme, c'est Caïn, et son premier acte a été de tuer son frère Abel. À la suite de ce fratricide fondateur, Caïn construit une ville qu’il appelle Enos - qui signifie curieusement humanité en hébreu. Un de ses fils, Jubal, inventera la musique et un autre, Tubal-Caïn, inventera la forge. Ville + art + technique, n’est-ce pas la société humaine ?
Le grand message biblique, y compris du Nouveau testament, est un appel à surmonter le complexe de Caïn (dont les exemples foisonnent : Esaü et Jacob, Joseph et ses frères, etc.). Le crime originel, ce n’est pas le fruit défendu mangé par Ève, quel qu’il soit, c’est le crime de Caïn. Et, pour moi, la Passion du Christ, c’est justement une façon de dépasser le « caïnisme ».
Quand le drame de Gaza est arrivé, j’ai tout de suite compris que c’était de ça qu’il s’agissait, la répétition du crime de Caïn, parce que j’étais sur cette piste de la guerre des frères. Combien de mes collègues juifs – et c’est une douleur pour moi – ont sombré dans toutes les bêtises sur l’antisémitisme, la barbarie islamique... Le 7 octobre 2023, c’est une barbarie certes, mais avant il y avait eu le 6 octobre, le 5 octobre, etc. Cela fait 17 ans que Gaza est une prison à ciel ouvert où l’on massacre régulièrement la population. Le 7 octobre a été une grande révolte qui s’est accompagnée de barbarie.
Le grand message biblique, y compris du Nouveau testament, est un appel à surmonter le complexe de Caïn (dont les exemples foisonnent : Esaü et Jacob, Joseph et ses frères, etc.). Le crime originel, ce n’est pas le fruit défendu mangé par Ève, quel qu’il soit, c’est le crime de Caïn. Et, pour moi, la Passion du Christ, c’est justement une façon de dépasser le « caïnisme ».
Quand le drame de Gaza est arrivé, j’ai tout de suite compris que c’était de ça qu’il s’agissait, la répétition du crime de Caïn, parce que j’étais sur cette piste de la guerre des frères. Combien de mes collègues juifs – et c’est une douleur pour moi – ont sombré dans toutes les bêtises sur l’antisémitisme, la barbarie islamique... Le 7 octobre 2023, c’est une barbarie certes, mais avant il y avait eu le 6 octobre, le 5 octobre, etc. Cela fait 17 ans que Gaza est une prison à ciel ouvert où l’on massacre régulièrement la population. Le 7 octobre a été une grande révolte qui s’est accompagnée de barbarie.
Une archéologie du sionisme présentée
Je suis un ancien sioniste – je ne le suis plus – et je l’ai été sérieusement. Quand on est sioniste, on va en Israël, on n’embête pas le monde au café de Flore ou sur les chaînes de télé pour débiter des âneries. J’ai été dans le mouvement sioniste dès ma première enfance. A l’âge de 45 ans, alors que j’émergeais à peine de mes problèmes matériels — étudiant en médecine à 30 ans et pendant 11 ans avec une femme, des enfants et des séances quotidiennes chez Lacan – je suis parti en Israël comme dans un rêve. Un rêve qui n’a pas duré longtemps.
J’ai voulu comprendre ce qu’était vraiment le sionisme, son archéologie – une démarche très proche de la psychanalyse. Dans les prières juives, il y a la nostalgie de Jérusalem, la fameuse phrase « L’an prochain à Jérusalem ». Qu’y a-t-il derrière cette nostalgie de Jérusalem chez les juifs pratiquants ? Est-ce ça le sionisme ? Non, absolument pas. Est-ce l’envie de construire une entité où les Juifs seraient majoritaires, où ils pourraient vivre à la manière juive ? Mais c’est quoi la manière juive ? Entre un Juif polonais, un Juif allemand et un Juif tunisien, il n’y a pas grand-chose en commun. J’ai donc voulu remonter à l’origine du problème. J’ai appelé ce parcours l’archéologie du sionisme.
Au début, à l’époque du second temple, il y avait des Hébreux à Jérusalem, c’était le royaume de Juda. Ça n’était pas grand-chose – rien à voir en superficie avec le prétendu Grand Israël. J’ai traduit un livre de mon cher maître Yeshayahou Leibowitz, Peuple, Terre, Etat (Plon, 1995).
En partant des textes, Leibowitz essaie de retrouver les frontières de cette entité juive de l’Antiquité. Elle se limitait à Jérusalem et à sa banlieue, pas plus. À l’époque, il n’y avait pas cette notion d’État ; il y avait des Juifs à Nazareth, à Tibériade et dans d'autres petites communautés ailleurs. Ces gens étaient des guerriers qui se révoltaient sans cesse contre les Romains, qui étaient alors très puissants. Jésus, qui a reçu un enseignement pharisien, a eu cette phrase extraordinaire : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. » C’est ce que disaient aussi les Pharisiens : laissez les Romains garder le pouvoir politique s’ils le veulent, nous ce qui nous intéresse, c’est l’esprit. Mais une nouvelle révolte a eu lieu au IIe siècle, et l’empereur romain Hadrien a eu cette phrase extraordinaire : « Ces gens-là, on ne peut pas les vaincre, on ne peut que les exterminer. » Aujourd’hui, la même chose est dite pour les Palestiniens, et on les extermine allègrement.
Selon l’historien israélien Shlomo Sand, le storytelling israélien dit qu’après l’écrasement dans le sang des Juifs du royaume de Juda par les Romains, les sages de la génération suivante ont compris qu’il fallait cesser de se battre en permanence. Les Juifs se sont regroupés dans des communautés au nord (Tibériade, Haïfa) et ils ont décidé de négocier avec les Romains. Ils ont fait les trois serments qui doivent régler les relations entre les Juifs et les Gentils. Ce merveilleux texte qu’est le Cantique des Cantiques insiste beaucoup là-dessus puisqu’il dit trois fois « Filles de Jérusalem, je vous en conjure, n’éveillez pas l’amour avant qu’il le veuille ! » La reconstitution d’une entité politique juive doit respecter ces trois serments : « ”Nous ne monterons plus à la muraille”, c’est-à-dire nous ne ferons plus la guerre ; Israël ne doit pas se rebeller contre les nations du monde ; les nations du monde ne doivent pas opprimer Israël trop durement. » Dieu aurait dit à Israël : « Si vous tenez ce serment, tant mieux, sinon je vous laisserai à la merci de tous. »
Mais les sionistes ont méprisé cet enseignement religieux selon lequel la création d’une nouvelle entité nationale juive doit auparavant obtenir l’accord pacifique de toutes les nations. Quand en 1947, l’ONU a procédé au fameux partage de la Palestine, les dirigeants sionistes ont dit aux religieux ultra-orthodoxes : « Voilà, n’est-ce pas ce que vous vouliez ? Les nations ont décidé la création de notre État ! » Ces religieux ont répondu : « Non, car vous n’avez pas demandé l’avis des principaux intéressés, les Palestiniens. » Mais pour les sionistes, les Palestiniens ne comptaient pas. Un des chefs de ces ultra-orthodoxes, le rabbin Joël Teitelbaum (1887-1979), fondateur du courant hassidique de Satmar, opposé au sionisme, a demandé aux sionistes : quel est votre projet ? Il y a en l’Homme une souffrance de l’exil, la souffrance du manque, et vous voulez la supprimer ? Mais le manque est constitutif de l’être humain, qu’il soit juif ou pas juif. C’est du pur Lacan. Si vous supprimez le manque, vous rendez fous les humains.
J’ai voulu comprendre ce qu’était vraiment le sionisme, son archéologie – une démarche très proche de la psychanalyse. Dans les prières juives, il y a la nostalgie de Jérusalem, la fameuse phrase « L’an prochain à Jérusalem ». Qu’y a-t-il derrière cette nostalgie de Jérusalem chez les juifs pratiquants ? Est-ce ça le sionisme ? Non, absolument pas. Est-ce l’envie de construire une entité où les Juifs seraient majoritaires, où ils pourraient vivre à la manière juive ? Mais c’est quoi la manière juive ? Entre un Juif polonais, un Juif allemand et un Juif tunisien, il n’y a pas grand-chose en commun. J’ai donc voulu remonter à l’origine du problème. J’ai appelé ce parcours l’archéologie du sionisme.
Au début, à l’époque du second temple, il y avait des Hébreux à Jérusalem, c’était le royaume de Juda. Ça n’était pas grand-chose – rien à voir en superficie avec le prétendu Grand Israël. J’ai traduit un livre de mon cher maître Yeshayahou Leibowitz, Peuple, Terre, Etat (Plon, 1995).
En partant des textes, Leibowitz essaie de retrouver les frontières de cette entité juive de l’Antiquité. Elle se limitait à Jérusalem et à sa banlieue, pas plus. À l’époque, il n’y avait pas cette notion d’État ; il y avait des Juifs à Nazareth, à Tibériade et dans d'autres petites communautés ailleurs. Ces gens étaient des guerriers qui se révoltaient sans cesse contre les Romains, qui étaient alors très puissants. Jésus, qui a reçu un enseignement pharisien, a eu cette phrase extraordinaire : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. » C’est ce que disaient aussi les Pharisiens : laissez les Romains garder le pouvoir politique s’ils le veulent, nous ce qui nous intéresse, c’est l’esprit. Mais une nouvelle révolte a eu lieu au IIe siècle, et l’empereur romain Hadrien a eu cette phrase extraordinaire : « Ces gens-là, on ne peut pas les vaincre, on ne peut que les exterminer. » Aujourd’hui, la même chose est dite pour les Palestiniens, et on les extermine allègrement.
Selon l’historien israélien Shlomo Sand, le storytelling israélien dit qu’après l’écrasement dans le sang des Juifs du royaume de Juda par les Romains, les sages de la génération suivante ont compris qu’il fallait cesser de se battre en permanence. Les Juifs se sont regroupés dans des communautés au nord (Tibériade, Haïfa) et ils ont décidé de négocier avec les Romains. Ils ont fait les trois serments qui doivent régler les relations entre les Juifs et les Gentils. Ce merveilleux texte qu’est le Cantique des Cantiques insiste beaucoup là-dessus puisqu’il dit trois fois « Filles de Jérusalem, je vous en conjure, n’éveillez pas l’amour avant qu’il le veuille ! » La reconstitution d’une entité politique juive doit respecter ces trois serments : « ”Nous ne monterons plus à la muraille”, c’est-à-dire nous ne ferons plus la guerre ; Israël ne doit pas se rebeller contre les nations du monde ; les nations du monde ne doivent pas opprimer Israël trop durement. » Dieu aurait dit à Israël : « Si vous tenez ce serment, tant mieux, sinon je vous laisserai à la merci de tous. »
Mais les sionistes ont méprisé cet enseignement religieux selon lequel la création d’une nouvelle entité nationale juive doit auparavant obtenir l’accord pacifique de toutes les nations. Quand en 1947, l’ONU a procédé au fameux partage de la Palestine, les dirigeants sionistes ont dit aux religieux ultra-orthodoxes : « Voilà, n’est-ce pas ce que vous vouliez ? Les nations ont décidé la création de notre État ! » Ces religieux ont répondu : « Non, car vous n’avez pas demandé l’avis des principaux intéressés, les Palestiniens. » Mais pour les sionistes, les Palestiniens ne comptaient pas. Un des chefs de ces ultra-orthodoxes, le rabbin Joël Teitelbaum (1887-1979), fondateur du courant hassidique de Satmar, opposé au sionisme, a demandé aux sionistes : quel est votre projet ? Il y a en l’Homme une souffrance de l’exil, la souffrance du manque, et vous voulez la supprimer ? Mais le manque est constitutif de l’être humain, qu’il soit juif ou pas juif. C’est du pur Lacan. Si vous supprimez le manque, vous rendez fous les humains.
Poursuivons notre parcours historique. Au Moyen-Âge, nous avons eu la domination byzantine. Il n’y avait pas plus antisémites que les Byzantins qui voulaient supprimer le judaïsme et les Juifs, lesquels subirent de terribles persécutions.
Se produisit bientôt la conquête musulmane. Un ancien professeur de l’université de Tel Aviv, David Wasserstein, a écrit dans la revue Jewish Chronicle en 2012 que l‘islam avait sauvé le judaïsme. Dans l’Empire byzantin, les communautés juives étaient dispersées et écrasées. L’islam, lui, décréta que les gens du Livre (juifs et chrétiens) devaient être protégés. C’est ce qu’on appelle la dhimmitude ou statut social et juridique des non-musulmans sous domination musulmane. Aujourd’hui, il est de bon ton de décrier ce statut, mais j’aurais préféré, en ce temps-là, être dhimmi plutôt que brûlé sur un bûcher comme en Espagne…
Sous l’islam, les chrétiens, les juifs et même les zoroastriens avaient des droits. C’étaient bien sûr des citoyens de seconde catégorie, mais il est arrivé que ces dhimmis deviennent des citoyens de première catégorie. Au Moyen-Âge, aussi bien à Bagdad qu’en Égypte ou en Espagne, il y a eu des périodes où des Juifs sont devenus ministres ou hauts fonctionnaires. Bien sûr, il y a eu des hauts et des bas (comme au XIIe siècle sous les Almohades fanatiques). Quand en 1492, après la prise de Grenade, dernier bastion musulman, les Rois catholiques ont expulsé les Juifs d’Espagne, le sultan Bayezid II leur a offert l’asile dans l’Empire ottoman.
Lire aussi : « Juifs et musulmans : une histoire de famille », le film dans son intégralité
Autre événement capital, trois siècles plus tard : la Révolution française de 1789. Les Juifs français vont pouvoir s’inscrire dans la communauté française, grâce à des personnalités éclairées comme l’abbé Grégoire. Ils obtiennent tous les droits politiques. Puis, avec les guerres napoléoniennes, l’émancipation des Juifs se répand dans toute l’Europe occidentale. Une élite juive va se développer, avec de grands écrivains comme Heinrich Heine et Karl Marx en Allemagne, des hommes politiques comme Benjamin Disraeli en Angleterre et Adolphe Crémieux en France. Une finance juive aussi, avec la famille Rothschild à Francfort et le baron de Hirsch en France. A l’Ouest, la situation des Juifs n’était globalement pas mauvaise.
Il en allait bien différemment à l’Est, dans l’Empire tsariste. Dans la « zone de résidence », cette partie occidentale de l’Empire russe où Catherine II les avait cantonnés en 1791, les Juifs connaissaient une grande misère. Mais ils avaient une culture et une langue, le yiddish, sorte de dialecte germanique. Au milieu du XIXe siècle apparaît une idéologie autour du concept d’État-nation, qui va avoir d’importantes conséquences. En Italie, toutes ces petites républiques, duchés, etc. qui ont donné naissance à de merveilleuses créations artistiques ont voulu s’unifier. Cela a donné en définitive le fascisme (dixit Primo Levi). Il en alla de même en Allemagne avec l’unification de différents royaumes, duchés, sous l’autorité de la Prusse : tous ces États indépendants se sont unifiés et ça a donné le nazisme…
Se produisit bientôt la conquête musulmane. Un ancien professeur de l’université de Tel Aviv, David Wasserstein, a écrit dans la revue Jewish Chronicle en 2012 que l‘islam avait sauvé le judaïsme. Dans l’Empire byzantin, les communautés juives étaient dispersées et écrasées. L’islam, lui, décréta que les gens du Livre (juifs et chrétiens) devaient être protégés. C’est ce qu’on appelle la dhimmitude ou statut social et juridique des non-musulmans sous domination musulmane. Aujourd’hui, il est de bon ton de décrier ce statut, mais j’aurais préféré, en ce temps-là, être dhimmi plutôt que brûlé sur un bûcher comme en Espagne…
Sous l’islam, les chrétiens, les juifs et même les zoroastriens avaient des droits. C’étaient bien sûr des citoyens de seconde catégorie, mais il est arrivé que ces dhimmis deviennent des citoyens de première catégorie. Au Moyen-Âge, aussi bien à Bagdad qu’en Égypte ou en Espagne, il y a eu des périodes où des Juifs sont devenus ministres ou hauts fonctionnaires. Bien sûr, il y a eu des hauts et des bas (comme au XIIe siècle sous les Almohades fanatiques). Quand en 1492, après la prise de Grenade, dernier bastion musulman, les Rois catholiques ont expulsé les Juifs d’Espagne, le sultan Bayezid II leur a offert l’asile dans l’Empire ottoman.
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Autre événement capital, trois siècles plus tard : la Révolution française de 1789. Les Juifs français vont pouvoir s’inscrire dans la communauté française, grâce à des personnalités éclairées comme l’abbé Grégoire. Ils obtiennent tous les droits politiques. Puis, avec les guerres napoléoniennes, l’émancipation des Juifs se répand dans toute l’Europe occidentale. Une élite juive va se développer, avec de grands écrivains comme Heinrich Heine et Karl Marx en Allemagne, des hommes politiques comme Benjamin Disraeli en Angleterre et Adolphe Crémieux en France. Une finance juive aussi, avec la famille Rothschild à Francfort et le baron de Hirsch en France. A l’Ouest, la situation des Juifs n’était globalement pas mauvaise.
Il en allait bien différemment à l’Est, dans l’Empire tsariste. Dans la « zone de résidence », cette partie occidentale de l’Empire russe où Catherine II les avait cantonnés en 1791, les Juifs connaissaient une grande misère. Mais ils avaient une culture et une langue, le yiddish, sorte de dialecte germanique. Au milieu du XIXe siècle apparaît une idéologie autour du concept d’État-nation, qui va avoir d’importantes conséquences. En Italie, toutes ces petites républiques, duchés, etc. qui ont donné naissance à de merveilleuses créations artistiques ont voulu s’unifier. Cela a donné en définitive le fascisme (dixit Primo Levi). Il en alla de même en Allemagne avec l’unification de différents royaumes, duchés, sous l’autorité de la Prusse : tous ces États indépendants se sont unifiés et ça a donné le nazisme…
Les prémices du mouvement national juif
L’idée d’État-nation va influencer certains Juifs. En Europe, la situation du monde juif était très particulière. Selon Leibowitz, il était en voie de désintégration et le judaïsme menacé de disparition. Beaucoup de Juifs parfaitement assimilés ne voulaient plus entendre parler du judaïsme, d’autres étaient adeptes de la kabbale hassidique, une tradition ésotérique, d’autres encore y étaient opposés. Bientôt apparut le judaïsme réformé considéré par l’orthodoxie comme une abomination. Quand un peuple connaît une crise grave, le nationalisme peut apparaître comme un recours.
Au milieu du XIXe siècle, le pionnier du mouvement national juif fut Moses Hess, un ami intime de Karl Marx qui a « converti » Friedrich Engels au communisme. Ensemble, ces trois amis vont créer la Première Internationale. Mais une brouille va les séparer.
Le livre de Hess, Rome et Jérusalem, est le premier texte écrit sur le mouvement national juif. En Europe se produisirent plusieurs scandales antisémites. En 1858, l’affaire Mortara, du nom d’un enfant juif de 6 ans né à Bologne, dans les États pontificaux, et baptisé de force, fut un scandale international. Il y eut aussi le scandale de Damas où la communauté juive fut accusé du meurtre d’un prêtre italien, ce qui coûta la vie à des Juifs de Damas. Bouleversé, Moses Hess parvint à la conclusion qu’il serait bon que les Juifs aient un pays à eux.
Le grand évènement qui va changer radicalement la situation des Juifs fut l’assassinat du tsar Alexandre II en 1881. On accusa les Juifs de ce meurtre, ce qui fut le point de départ, pendant plus de 20 ans, d’une terrible vague de pogroms en Ukraine et en Russie. Il fallait sauver ces populations menacées d’extermination. Plusieurs projets virent le jour. Le baron de Hirsch finança le départ de plusieurs centaines de familles juives en Argentine. En Pologne se créa le Bund, un mouvement à la fois d’autodéfense mais avec la volonté que les Juifs continuent à vivre là où ils étaient. Les bundistes vont s’opposer fermement aux sionistes. En 1943, c’est essentiellement le Bund qui conduira le soulèvement du ghetto de Varsovie.
Au milieu du XIXe siècle, le pionnier du mouvement national juif fut Moses Hess, un ami intime de Karl Marx qui a « converti » Friedrich Engels au communisme. Ensemble, ces trois amis vont créer la Première Internationale. Mais une brouille va les séparer.
Le livre de Hess, Rome et Jérusalem, est le premier texte écrit sur le mouvement national juif. En Europe se produisirent plusieurs scandales antisémites. En 1858, l’affaire Mortara, du nom d’un enfant juif de 6 ans né à Bologne, dans les États pontificaux, et baptisé de force, fut un scandale international. Il y eut aussi le scandale de Damas où la communauté juive fut accusé du meurtre d’un prêtre italien, ce qui coûta la vie à des Juifs de Damas. Bouleversé, Moses Hess parvint à la conclusion qu’il serait bon que les Juifs aient un pays à eux.
Le grand évènement qui va changer radicalement la situation des Juifs fut l’assassinat du tsar Alexandre II en 1881. On accusa les Juifs de ce meurtre, ce qui fut le point de départ, pendant plus de 20 ans, d’une terrible vague de pogroms en Ukraine et en Russie. Il fallait sauver ces populations menacées d’extermination. Plusieurs projets virent le jour. Le baron de Hirsch finança le départ de plusieurs centaines de familles juives en Argentine. En Pologne se créa le Bund, un mouvement à la fois d’autodéfense mais avec la volonté que les Juifs continuent à vivre là où ils étaient. Les bundistes vont s’opposer fermement aux sionistes. En 1943, c’est essentiellement le Bund qui conduira le soulèvement du ghetto de Varsovie.
Une brève histoire du sionisme politique
Un rôle particulier revint à un médecin juif d’Odessa, Léon Pinsker (1821-1891). D’abord apôtre de l’assimilation, il fut bouleversé par l’horreur des pogroms et écrivit un virulent pamphlet, Autoémancipation. Il créa dans la foulée un mouvement que l’on peut considérer comme pré-sioniste, Les Amants de Sion, dont le but était le renouveau du « peuple d’Israël » par le « retour vers Sion » et l’installation en Palestine. Auparavant, un jeune anarchiste russe, Eliezer Ben-Yehuda (1858–1922) avait eu la révélation de la nécessité de faire revivre l’hébreu, la langue des ancêtres juifs. Seul, sans lien avec aucune organisation, il s’installa à Jérusalem en 1880. Son message passa pour insensé.
La majorité de la population de Jérusalem (30 000 habitants) étant alors juive (15 à 16 000 personnes), ce que les Arabes reconnaissaient, Ben-Yehuda proposa logiquement que les Juifs établissent une communauté de réfugiés dans cette ville. Ce que les dirigeants des Amants de Sion refusèrent, préférant Jaffa dont le port permettait d’assurer la liaison avec l’Europe. Ben-Yehuda, dès son arrivée en Palestine, avait découvert une population nombreuse de gens actifs et jeunes, ce qui contredisait l’adage « un peuple sans terre pour une terre sans peuple », inventé par des ecclésiastiques protestants au milieu du XIXe siècle. Pour lui, Jaffa était une ville tranquille qu’il ne fallait pas perturber pour ne pas avoir de problèmes avec les Arabes. Il soutenait qu’il fallait composer avec eux, nouer des liens d’amitié et créer des cantons sur le modèle suisse pour satisfaire tout le monde. Tout cela est antérieur au sionisme politique. Ben-Yehuda faisait partie de ces Juifs comme Martin Buber ou Ahad Ha’am qui voulaient seulement faire revivre une langue et une culture juives, non pas conquérir la Palestine mais vivre en bonne entente avec ses habitants arabes.
C’est en 1890 que le Viennois Nathan Birnbaum, considérant que l’émancipation et l’assimilation des Juifs en Europe avaient échoué, invente les termes « sioniste » et « sionisme » (puis « sionisme politique » en 1892) pour décrire le mouvement à créer pour résoudre « la question juive » ; pour lui, le nationalisme que semblent avoir choisi d’autres peuples vaut aussi pour les Juifs.
Le véritable sionisme politique ne commence vraiment qu’avec Theodor Herzl, un journaliste austro-hongrois de culture allemande mais sans connaissance de la culture juive. Herzl s’installe à Paris comme correspondant d’une revue viennoise. On dit qu’en 1893, il aurait subi un choc en assistant à la dégradation publique du capitaine Dreyfus, ce qui l’aurait incité à créer l’idéologie sioniste. Sauf que cette histoire diffusée par les sionistes soulève une objection de taille. Herzl tenait un journal quotidien, aujourd’hui publié. Curieusement, au jour de la dégradation de Dreyfus et même les jours suivants, Herzl ne note rien sur cette affaire, ce qui est tout de même curieux. Jusque-là, Herzl était un adepte de l’assimilation, il méprisait toute idée nationale juive. Que s’était-il soudain passé pour expliquer cette fébrilité, cette posture prophétique ? Certains ont invoqué une possible syphilis – qui provoque, à un certain stade de son évolution, des troubles psychiques de type manie, ce dont Nietzsche souffrit. Au demeurant, l’aventure sioniste de Herzl sera brève puisqu’il fut emporté par la maladie en 1904, sept ans après avoir lancé son mouvement.
En 1896, Herzl avait écrit très vite un petit livre, L’État des Juifs, qui sera l’acte fondateur du sionisme. Malgré son prestige, c'est un des plus mauvais livres que l’on peut lire, bien inférieur par son style à celui de Pinsker. Il renferme une série de propositions invraisemblables, en particulier sur la durée du travail, point central de cette élucubration. Bourgeois élitiste, Herzl aurait voulu fonder un État de style aristocratique à l’anglaise. Il méprisait le travail agricole jugé indigne des Juifs, de même que toute organisation sociale collective, le socialisme étant pour lui une abomination.
Theodor Herzl méprisait aussi l’hébreu, chacun devant, dans l’État qu’il voulait construire, parler sa propre langue… on imagine la pagaille façon tour de Babel ! Le travail que Ben-Yehuda menait depuis 20 ans ne l’intéressait pas. Herzl envisage de diffuser ses belles idées à travers une revue. C’est son ami Max Nordau, médecin et philosophe, hongrois lui aussi, qui l’en dissuade et lui suggère de réunir un congrès. Ce sera le congrès de Bâle de 1897, acte fondateur du sionisme.
Auteur du livre La dégénérescence, Max Nordau prétendait qu’à son époque, tout était dégénéré (la peinture impressionniste, la musique romantique...). Il considérait aussi les Juifs de son temps comme un peuple dégénéré qu’il fallait régénérer. Il est vrai qu’au XIXe siècle, l’idée de dégénérescence était très répandue. Les alcooliques, les hystériques, les homosexuels... étaient considérés comme des dégénérés. Elle donnera naissance à une grande école littéraire, le naturalisme dont Émile Zola fut le porte-drapeau. Le génie de Freud sera de dire : non, l’hystérique n’est pas dégénéré, il souffre de réminiscences, de souvenirs traumatiques. Mais l’idée de dégénérescence et de régénérescence est une idée maîtresse du sionisme. Le Juif qui n’a pas été régénéré par le baptême sioniste, le Juif diasporique, garde ce caractère dégénéré méprisable.
En 1897, le Congrès de Bâle fonde l’Organisation sioniste mondiale, un appareil très bureaucratique qui va diriger le projet sioniste. C’est la seule mesure que Herzl ait réussi à faire passer. Elle est de poids, véritable prison intellectuelle qui progressivement va tenir dans sa poigne des secteurs de plus en plus larges du monde juif.
De plus en plus malade, Herzl meurt en 1904. Sa femme et ses trois enfants connaîtront des destins tragiques. Sa femme, ruinée, meurt dans une institution psychiatrique en 1907. Les trois enfants sont placés en France dans des familles d’accueil. La fille ainée fugue de son placement, se drogue et se suicide en 1930. Son frère qui l’aimait beaucoup se convertit au christianisme et se suicide à son tour en 1930. La deuxième sœur meurt en déportation et son fils se suicide en 1946.
La majorité de la population de Jérusalem (30 000 habitants) étant alors juive (15 à 16 000 personnes), ce que les Arabes reconnaissaient, Ben-Yehuda proposa logiquement que les Juifs établissent une communauté de réfugiés dans cette ville. Ce que les dirigeants des Amants de Sion refusèrent, préférant Jaffa dont le port permettait d’assurer la liaison avec l’Europe. Ben-Yehuda, dès son arrivée en Palestine, avait découvert une population nombreuse de gens actifs et jeunes, ce qui contredisait l’adage « un peuple sans terre pour une terre sans peuple », inventé par des ecclésiastiques protestants au milieu du XIXe siècle. Pour lui, Jaffa était une ville tranquille qu’il ne fallait pas perturber pour ne pas avoir de problèmes avec les Arabes. Il soutenait qu’il fallait composer avec eux, nouer des liens d’amitié et créer des cantons sur le modèle suisse pour satisfaire tout le monde. Tout cela est antérieur au sionisme politique. Ben-Yehuda faisait partie de ces Juifs comme Martin Buber ou Ahad Ha’am qui voulaient seulement faire revivre une langue et une culture juives, non pas conquérir la Palestine mais vivre en bonne entente avec ses habitants arabes.
C’est en 1890 que le Viennois Nathan Birnbaum, considérant que l’émancipation et l’assimilation des Juifs en Europe avaient échoué, invente les termes « sioniste » et « sionisme » (puis « sionisme politique » en 1892) pour décrire le mouvement à créer pour résoudre « la question juive » ; pour lui, le nationalisme que semblent avoir choisi d’autres peuples vaut aussi pour les Juifs.
Le véritable sionisme politique ne commence vraiment qu’avec Theodor Herzl, un journaliste austro-hongrois de culture allemande mais sans connaissance de la culture juive. Herzl s’installe à Paris comme correspondant d’une revue viennoise. On dit qu’en 1893, il aurait subi un choc en assistant à la dégradation publique du capitaine Dreyfus, ce qui l’aurait incité à créer l’idéologie sioniste. Sauf que cette histoire diffusée par les sionistes soulève une objection de taille. Herzl tenait un journal quotidien, aujourd’hui publié. Curieusement, au jour de la dégradation de Dreyfus et même les jours suivants, Herzl ne note rien sur cette affaire, ce qui est tout de même curieux. Jusque-là, Herzl était un adepte de l’assimilation, il méprisait toute idée nationale juive. Que s’était-il soudain passé pour expliquer cette fébrilité, cette posture prophétique ? Certains ont invoqué une possible syphilis – qui provoque, à un certain stade de son évolution, des troubles psychiques de type manie, ce dont Nietzsche souffrit. Au demeurant, l’aventure sioniste de Herzl sera brève puisqu’il fut emporté par la maladie en 1904, sept ans après avoir lancé son mouvement.
En 1896, Herzl avait écrit très vite un petit livre, L’État des Juifs, qui sera l’acte fondateur du sionisme. Malgré son prestige, c'est un des plus mauvais livres que l’on peut lire, bien inférieur par son style à celui de Pinsker. Il renferme une série de propositions invraisemblables, en particulier sur la durée du travail, point central de cette élucubration. Bourgeois élitiste, Herzl aurait voulu fonder un État de style aristocratique à l’anglaise. Il méprisait le travail agricole jugé indigne des Juifs, de même que toute organisation sociale collective, le socialisme étant pour lui une abomination.
Theodor Herzl méprisait aussi l’hébreu, chacun devant, dans l’État qu’il voulait construire, parler sa propre langue… on imagine la pagaille façon tour de Babel ! Le travail que Ben-Yehuda menait depuis 20 ans ne l’intéressait pas. Herzl envisage de diffuser ses belles idées à travers une revue. C’est son ami Max Nordau, médecin et philosophe, hongrois lui aussi, qui l’en dissuade et lui suggère de réunir un congrès. Ce sera le congrès de Bâle de 1897, acte fondateur du sionisme.
Auteur du livre La dégénérescence, Max Nordau prétendait qu’à son époque, tout était dégénéré (la peinture impressionniste, la musique romantique...). Il considérait aussi les Juifs de son temps comme un peuple dégénéré qu’il fallait régénérer. Il est vrai qu’au XIXe siècle, l’idée de dégénérescence était très répandue. Les alcooliques, les hystériques, les homosexuels... étaient considérés comme des dégénérés. Elle donnera naissance à une grande école littéraire, le naturalisme dont Émile Zola fut le porte-drapeau. Le génie de Freud sera de dire : non, l’hystérique n’est pas dégénéré, il souffre de réminiscences, de souvenirs traumatiques. Mais l’idée de dégénérescence et de régénérescence est une idée maîtresse du sionisme. Le Juif qui n’a pas été régénéré par le baptême sioniste, le Juif diasporique, garde ce caractère dégénéré méprisable.
En 1897, le Congrès de Bâle fonde l’Organisation sioniste mondiale, un appareil très bureaucratique qui va diriger le projet sioniste. C’est la seule mesure que Herzl ait réussi à faire passer. Elle est de poids, véritable prison intellectuelle qui progressivement va tenir dans sa poigne des secteurs de plus en plus larges du monde juif.
De plus en plus malade, Herzl meurt en 1904. Sa femme et ses trois enfants connaîtront des destins tragiques. Sa femme, ruinée, meurt dans une institution psychiatrique en 1907. Les trois enfants sont placés en France dans des familles d’accueil. La fille ainée fugue de son placement, se drogue et se suicide en 1930. Son frère qui l’aimait beaucoup se convertit au christianisme et se suicide à son tour en 1930. La deuxième sœur meurt en déportation et son fils se suicide en 1946.
Le sionisme s’est construit sur une forclusion du judaïsme
Pour les fondateurs du sionisme, tout ce qui avait trait au judaïsme, sa religion, l’histoire millénaire, les rites, etc. n’étaient que superstition qu’il fallait extirper. Seule la science devait dominer. Ce rejet radical, je l’appelle forclusion, en reprenant un concept de Jacques Lacan. Herzl et Nordau ont construit une boite vide dont les parois sont le nationalisme et la violence coloniale. Les sionistes vont arriver en Palestine avec cette boite vide. Dans son discours à l’ONU, Yasser Arafat dira plus tard : « Vous étiez persécutés par des pogroms, mais si vous étiez venus en Palestine comme réfugiés, nous vous aurions accueillis comme nous avons accueilli les Circassiens* ; mais vous êtes venus en nous rejetant, pour nous dominer… » Avec cette boîte vide, tous les repères étaient perdus : comment enterrer les morts, comment organiser les mariages ? Etc. Toute vie sociale repose sur un minimum de rites, mais les sionistes voulurent les effacer. Dans les années 1930, le rabbin Rav Kook, citant Isaie, émettra cette idée : les sionistes, cette bande d’athées, c’est l’âne que Dieu nous envoie pour arriver au Messie. Dans Isaïe, le Messie doit arriver sur un âne.
Ma théorie, c’est donc que le sionisme s’est construit sur une forclusion du judaïsme. La terrible guerre dont nous sommes témoins aujourd’hui au Proche-Orient, c’est une guerre fratricide. Je l’ai dit, le schéma psychanalytique que je promeus repose sur cette notion de conflit entre frères.
J’ai souhaité aller plus loin en posant la question : pourquoi déteste-t-on son frère ? Lacan parlait du « stade du miroir », ce moment où le bébé jubile quand il voit son image spéculaire. Je crois au contraire que le bébé n’est pas content de se voir. Il se demande : qui est ce type ? C’est mon double. Le frère, c’est ce qui ressemble le plus au double. Le philosophe français René Girard (1923-2015) a beaucoup parlé de cela dans La Violence et le Sacré (1972). Pour l’Israélien, le Palestinien c’est son double, et qu’est-ce qu’on fait face à son double ? On le tue.
Le psychanalyste le plus proche de Freud, Otto Rank, a écrit sur ce sujet passionnant un court essai. Le grand Dostoïevski aussi a écrit un roman intitulé Le Double. Dans cette guerre fraternelle, les deux frères meurent, c’est ce à quoi l’on assiste au Moyen-Orient, un double suicide. Le judaïsme se meurt : comment peut-on encore être juif avec Netanyahou et la grande majorité de la population israélienne qui le soutient ? Les manifestations en Israël sont marginales, 80 % des Israéliens veulent la disparition des Gazaouis. Itzhak Rabin aimait dire qu’il avait fait un rêve dans lequel, à son réveil, Gaza avait disparu… Cette tragédie est une psychose qui se traduit par un massacre et on ne connaît pas ses conséquences. Elles seront terribles.
*Habitant le Caucase, les Circassiens furent chassés par les Russes au XIXe siècle, puis installés dans diverses régions du Moyen-Orient dont la Palestine ottomane, où ils maintinrent leur identité culturelle et eurent de bonnes relations avec la communauté locale.
*****
Gérard Haddad est psychiatre, psychanalyste et essayiste. Il est auteur de plusieurs ouvrages dont Le complexe de Caïn : Terrorisme, haine de l'autre et rivalité fraternelle (2017), À l'origine de la violence : d'Oedipe à Cain, une erreur de Freud (2021), Archéologie du sionisme (2024). Cette contribution est extraite de son intervention à un atelier Israël-Palestine du Groupe d’amitié islamo-chrétienne (GAIC) organisé au Forum 104, à Paris, le 13 juin 2025.
Lire aussi :
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Ma théorie, c’est donc que le sionisme s’est construit sur une forclusion du judaïsme. La terrible guerre dont nous sommes témoins aujourd’hui au Proche-Orient, c’est une guerre fratricide. Je l’ai dit, le schéma psychanalytique que je promeus repose sur cette notion de conflit entre frères.
J’ai souhaité aller plus loin en posant la question : pourquoi déteste-t-on son frère ? Lacan parlait du « stade du miroir », ce moment où le bébé jubile quand il voit son image spéculaire. Je crois au contraire que le bébé n’est pas content de se voir. Il se demande : qui est ce type ? C’est mon double. Le frère, c’est ce qui ressemble le plus au double. Le philosophe français René Girard (1923-2015) a beaucoup parlé de cela dans La Violence et le Sacré (1972). Pour l’Israélien, le Palestinien c’est son double, et qu’est-ce qu’on fait face à son double ? On le tue.
Le psychanalyste le plus proche de Freud, Otto Rank, a écrit sur ce sujet passionnant un court essai. Le grand Dostoïevski aussi a écrit un roman intitulé Le Double. Dans cette guerre fraternelle, les deux frères meurent, c’est ce à quoi l’on assiste au Moyen-Orient, un double suicide. Le judaïsme se meurt : comment peut-on encore être juif avec Netanyahou et la grande majorité de la population israélienne qui le soutient ? Les manifestations en Israël sont marginales, 80 % des Israéliens veulent la disparition des Gazaouis. Itzhak Rabin aimait dire qu’il avait fait un rêve dans lequel, à son réveil, Gaza avait disparu… Cette tragédie est une psychose qui se traduit par un massacre et on ne connaît pas ses conséquences. Elles seront terribles.
*Habitant le Caucase, les Circassiens furent chassés par les Russes au XIXe siècle, puis installés dans diverses régions du Moyen-Orient dont la Palestine ottomane, où ils maintinrent leur identité culturelle et eurent de bonnes relations avec la communauté locale.
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Gérard Haddad est psychiatre, psychanalyste et essayiste. Il est auteur de plusieurs ouvrages dont Le complexe de Caïn : Terrorisme, haine de l'autre et rivalité fraternelle (2017), À l'origine de la violence : d'Oedipe à Cain, une erreur de Freud (2021), Archéologie du sionisme (2024). Cette contribution est extraite de son intervention à un atelier Israël-Palestine du Groupe d’amitié islamo-chrétienne (GAIC) organisé au Forum 104, à Paris, le 13 juin 2025.
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